Les défis géopolitiques de l’Union européenne dans une Europe en guerre

La géopolitique implique l’art de décentrer son regard et de questionner les représentations des différents acteurs. Ces interrogations sont donc plus que légitimes dans l’Union européenne, forte de 27 États. Cette organisation unique au monde, objet politique non identifié comme le disait Jacques Delors, a traversé depuis le début du XXIᵉ siècle des crises répétées. La crise des subprimes en 2009, puis la crise de l’euro surmontée en 2015, la première crise ukrainienne avec l’annexion de la Crimée en 2014, la crise des migrants en 2015, la pandémie en 2020-2021… Et désormais, la guerre russo-ukrainienne.

Chaque fois, la solidarité et l’unité des États membres ont été sollicitées et mises en tension. Et l’Union européenne en est sortie consolidée. Mais cette dernière crise n’est pas comme les autres. Elle constitue un défi géopolitique d’une tout autre ampleur. C’est un tournant historique, car elle oblige l’Union européenne à se penser comme un acteur géopolitique mondial, à exprimer sa puissance. Mais en est-elle capable ?

L’Union européenne est-elle inadaptée dans un monde basé aujourd’hui sur les rapports de force ?

Pour la chercheuse Nicole Gnesotto : « C’est à l’effondrement de leur univers, de leur vision du monde et de leurs principes qu’assistent médusés les Européens. » (RAMSES 2023).

En effet, l’Union européenne est une construction politique et économique dont le plus grand mérite fut de pacifier les relations entre les pays membres et d’exclure la guerre du champ du politique. Elle illustre l’adage de Montesquieu selon lequel le doux commerce mène à la paix. L’Europe avait réussi à être en quelque sorte, pour Gnesotto, « une avant-garde dans la mondialisation triomphante ». Elle est la région du monde la plus intégrée économiquement, bâtissant une puissance reposant sur le multilatéralisme, sur le dialogue, sur l’élaboration et la diffusion de normes au sein de l’Union européenne et en dehors, dans une démarche constante d’ouverture.

Le réveil est donc brutal et cette puissance basée sur le multilatéralisme et le dialogue est inadaptée au monde tel qu’il est, régi par des rapports de force et la loi du plus fort. Avant même le déclenchement des hostilités en février 2022, Poutine posait des exigences sur la sécurité en Europe en s’adressant uniquement aux États-Unis et à l’OTAN. L’Union européenne n’existe pas à ses yeux.

La guerre a mis en évidence la fragilité de l’Europe, sa vulnérabilité énergétique comme sa dépendance sécuritaire. Elle pose aussi une question géographique fondamentale : quelles sont ses frontières ? Aujourd’hui et demain ? L’Union européenne a toujours manié l’ambiguïté à ce sujet, et c’est en créant ce désir d’Europe qu’elle a pu réussir à diffuser ses normes et ses valeurs.

Aujourd’hui, l’Union européenne doit se penser en tant que territoire et doit, en tant que puissance, être capable d’assurer sa sécurité dans tous les domaines, y compris alimentaire, industriel et technologique. L’Europe ne peut plus se contenter d’être un marché ou une communauté de valeurs. Seule son affirmation comme puissance géopolitique assurera son avenir. Pour y arriver, elle doit répondre à plusieurs défis : se défendre (comment ?), s’étendre (jusqu’où ?) et s’affirmer (seule ou dans un Occident global ?).

Le projet européen en cause

L’Union européenne est considérée comme une puissance par le reste du monde (même si méprisée par la Russie), car elle pèse démographiquement, économiquement, culturellement et technologiquement. Les Européens sont les meilleurs élèves et acteurs du multilatéralisme. Mais ils ont tendance à se sous-estimer, à mettre l’accent sur leurs faiblesses et leurs divisions. Les Européens semblent inadaptés et inaudibles dans le désordre actuel. Pourtant, leur force d’attraction ne se dément pas, si l’on en juge par les migrants ou par les nombreux États candidats frappant tous à la porte de l’Union européenne.

Pourtant, elle reste pour beaucoup un mystère. Il est vrai qu’en ambitionnant d’être une Fédération d’États Nations, l’Union européenne n’éclaircit guère sa nature. La réflexion sur la puissance de l’Union européenne va conduire à interroger le projet européen, car il s’agit bien d’une construction politique unique au monde, déconcertante, mais innovante et exigeante. L’adhésion d’un nombre toujours croissant d’États à cet objet politique et géographique, certes mal identifié mais fondé sur le droit, la démocratie et les droits de l’homme, est une occurrence unique dans l’histoire.

« Peut-être vous faut-il quelqu’un d’extérieur, quelqu’un qui n’est pas Européen, pour vous rappeler la grandeur de ce que vous avez accompli ? », s’interrogeait Barack Obama en 2016 à Hanovre. Il est donc urgent de bien comprendre ce que sont les Européens, car aujourd’hui, analyse Pascal Lamy, l’Europe est condamnée à la puissance. Saura-t-elle relever les défis géopolitiques qui l’attendent pour y parvenir ?

Les élargissements de l’Union européenne, un outil clé de sa politique étrangère

La Géorgie, envie d’Europe

Début mars, des manifestations géantes à Tbilissi, capitale de la Géorgie, ont fait reculer le gouvernement qui avait déposé un projet de loi. Ce dernier était qualifié de « loi russe » par l’opposition, qui signifiait un recul de l’État de droit. Les forces pro-européennes et pro-démocratiques ont ainsi marqué un point crucial.

Pour la jeunesse géorgienne, la Russie fait figure de repoussoir. Depuis l’intervention russe de 2008, les troupes russes occupent l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, soit 20 % du territoire de la République. Le pays a de plus accueilli depuis le début de la guerre des centaines de milliers de Russes, voulant échapper à la mobilisation. Selon les sondages, plus de 80 % des Géorgiens souhaitent voir leur pays adhérer un jour à l’Union européenne. Sans doute ce désir d’Europe affirmé dans la rue a-t-il effrayé les dirigeants géorgiens, comme un écho aux manifestations à Kiev fin 2013 qui avaient conduit au départ du gouvernement pro-russe.

La Géorgie a formellement déposé une demande d’adhésion il y a un an, mais pour l’instant, Bruxelles refuse de lui accorder le statut de candidat. Pourtant, en juin 2022, le Conseil européen (le sommet réunissant les chefs d’État et de gouvernement des 27, autrement dit l’organe décisionnel de l’Union européenne) a accordé le statut de candidat à la Moldavie et à l’Ukraine, et en décembre à la Bosnie-Herzégovine. Ces trois pays rejoignent cinq autres pays candidats acceptés : Turquie, Monténégro, Serbie, Macédoine du Nord et Albanie. Seuls les trois premiers ont à ce jour débuté leurs négociations d’adhésion. Outre la Géorgie, dont la candidature est encore récusée, le Kosovo est également à la porte. Mais cet État n’est pas reconnu par cinq États sur les 27 de l’Union européenne, ce qui est rédhibitoire.

L’Union européenne, de 6 à 27

Pendant les trois premières décennies de son histoire environ, la construction européenne s’est faite dans un horizon borné. Ce qui au fond était bien pratique. Tout État européen démocratique pouvait demander à adhérer à la Communauté. Mais de fait, l’existence du rideau de fer permettait de ne pas se poser la question de ses limites orientales (géographiquement, l’Europe s’arrête à l’Oural), tandis que la Méditerranée apparaissait comme une frontière évidente. C’est ainsi que l’Union européenne répondit à la demande d’adhésion du Maroc en 1987 par un refus pour raison géographique.

La disparition des démocraties populaires au début des années 1990 se traduisit par un désir d’Europe proclamé haut et fort. C’est pour mieux défendre leurs candidatures que la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie constituent le groupe de Visegrád en 1991. L’Union européenne y répondit en précisant les critères d’adhésion (ou critères de Copenhague) en 1993, imposant au candidat trois conditions majeures. À savoir : une démocratie solide respectant l’État de droit et garantissant les droits des minorités, une économie de marché capable de supporter la concurrence et une capacité à intégrer tout l’acquis communautaire dans sa législation.

C’est ainsi que l’Union européenne, forte de 15 membres en 1995, passa à 25 en 2004, en intégrant huit pays d’Europe de l’Est ainsi que Chypre et Malte. Puis à 27 en 2007 (avec Roumanie et Bulgarie), à 28 en 2013 (avec la Croatie). Pour enfin revenir à 27, avec le Brexit choisi par les Britanniques en 2016.

Les pays à la porte de l’Union européenne

À cette date et depuis, il restait hors de l’Union européenne quelques rares pays qui ne souhaitaient pas y entrer (Islande, Norvège, Suisse). Et surtout des pays qui tout en le réclamant n’en étaient pas jugés aptes. D’une part, il s’agissait des pays des Balkans occidentaux et de la Turquie, même si celle-ci n’a que 3 % de son territoire en Europe. D’autre part, il s’agissait d’anciennes Républiques de l’URSS.

Le Sommet de Thessalonique en 2003 avait ouvert cette perspective européenne pour les pays des Balkans occidentaux. Il avait mis en place un processus de stabilisation et d’association. Aux critères de Copenhague s’ajoutait pour eux la nécessité d’une stabilisation politique régionale, alors que la guerre avait déchiré l’ex-Yougoslavie entre 1991 et 1995. La Turquie, pays candidat accepté en 1999, a vu ses négociations débuter en 2005.

Quant aux anciennes Républiques de l’URSS, si les pays baltes, indépendants à l’entre-deux-guerres, avaient pu être « embarqués » dans le premier groupe d’intégration en 2004, on touchait pour les autres comme l’Ukraine, à la CEI, à la zone d’influence russe. Pour ces États, dont l’Union européenne ne reconnaissait pas la vocation à adhérer, l’Europe proposa une politique de voisinage reposant schématiquement sur le diptyque aides européennes contre progrès dans la gouvernance politique et économique.

Les élargissements à l’aune de la guerre en Ukraine

Comme l’expliquait Michel Foucher, géographe et diplomate, dans son ouvrage L’Obsession des frontières, l’Union européenne n’a rien de mieux à offrir qu’elle-même. L’attraction qu’elle suscite (espace de paix, de démocratie et de liberté, de croissance économique et de solidarité) lui permet de diffuser ses normes, ses réformes, et de produire de la stabilité.

Ainsi, les élargissements et leur perspective ont été assurément le meilleur outil de la politique extérieure de l’Union européenne. Un formidable soft power. La politique de voisinage pour la Moldavie, l’Ukraine et la Géorgie permettait de maintenir cette ambiguïté, dans ce territoire indéfini qui était l’Europe sans l’être pleinement. Pour ces pays à la porte de l’Union européenne, que celle-ci soit entrouverte ou pas, cette dernière au fond leur disait : « Soyez comme nous, mais pas avec nous. » Et le temps passait.

La guerre en Ukraine rebat les cartes. Elle impose désormais à l’Union européenne de définir son territoire. La Russie, faisant fi des frontières juridiques, est en train par la force de modeler son espace vital et historique. Il n’y a pas d’entre-deux entre elle et l’Union européenne. L’agression russe oblige à lever l’ambiguïté qui a longtemps prévalu sur les marges de l’Union européenne. D’où le statut de candidat accordé rapidement à l’Ukraine et à la Moldavie. Au grand dam de certains pays des Balkans découragés par la lenteur de leur intégration. Mais cette ouverture est un défi géopolitique de plus.

La puissance de l’Union européenne

Le continent européen s’étend de l’Atlantique à l’Oural

Il rassemble une cinquantaine d’États. En 1994, dans le contexte post-guerre froide, a été créée l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Son origine remonte à la première Conférence sur la sécurité qui s’était tenue à Helsinki en 1975, rassemblant les pays de part et d’autre du rideau de fer.

Aujourd’hui, l’OSCE rassemble 57 États, incluant toutes les anciennes Républiques soviétiques et également les États-Unis et le Canada. Ce pilier de la sécurité européenne, dont le premier fondement était le respect de l’intégrité territoriale des États membres, est un champ de ruines. L’Union européenne se retrouve face à des défis qu’elle doit gérer soit seule, soit en coopération avec l’OTAN. Ce qui est une partie de la solution et du problème.

L’Union européenne, un ensemble fracturé

En 2022, l’Union européenne regroupe 435 millions d’habitants sur 4,2 millions de km². Soit un territoire un peu plus vaste que l’Union indienne, mais deux fois plus petit que le Brésil. D’où une densité de 115 hab./km². Elle rassemble 27 États, ce qui se traduit par l’existence de 24 langues officielles. La devise de l’Union européenne n’est pas pour rien : « Unité dans la diversité ». Celle-ci est grande et se traduit par des fractures réelles en son sein. Au XXᵉ siècle, le couple franco-allemand a été un moteur autour duquel les autres États gravitaient.

Depuis 20 ans, une double fracture est apparue entre Européens. D’une part, un clivage est-ouest : à l’est de l’ancien rideau de fer, les pays ont certes connu un rattrapage économique et social accéléré, mais ont dans le même temps affirmé leur attachement à leur pleine souveraineté, limitée à l’époque soviétique. Ils ont une conception souvent ethnique de leur nation et leur nationalisme s’exprime par une grande méfiance vis-à-vis de la Russie, mais parfois aussi vis-à-vis de l’Union européenne.

Certains de leurs dirigeants n’ont pas hésité à comparer Bruxelles à une nouvelle Moscou et affirment leur attachement à des conceptions très conservatrices sur la famille. Ce qui est peu compatible avec les valeurs de tolérance et de non-discrimination de l’Union européenne. En Europe occidentale, on leur reproche volontiers de ne pas accepter les règles du jeu : refus de la solidarité (migrants), dumping social ou fiscal, violations de l’État de droit en Pologne et Hongrie.

À ce clivage, s’est superposé depuis la crise des subprimes un second clivage nord-sud. Il oppose les États vertueux en matière budgétaire, exportateurs, ayant su tirer profit d’un euro fort, aux États d’Europe du Sud, trop endettés, perdant en compétitivité, marqués par le chômage et un niveau de vie plus faible.

Un troisième clivage pourrait être ajouté, entre les 20 pays de l’Eurogroupe et les sept autres.

L’Union européenne, laboratoire politique et puissance normative

Le géographe Jacques Lévy disait de l’Union européenne « qu’elle était le laboratoire du dépassement de l’État-nation ». Elle est ainsi une construction politique à nulle autre pareille. Elle possède à la fois des institutions intergouvernementales. Le Conseil européen d’abord, institution majeure qui réunit les chefs d’État ou le Conseil des ministres sur des sujets précis. Les décisions importantes s’y prennent à l’unanimité, d’autres à une majorité qualifiée (pondérée).

L’Espagnol Josep Borrell est aujourd’hui le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Il reste cependant dépendant des orientations du Conseil européen. L’Union européenne possède aussi des institutions spécifiques qui sont force de proposition et outil d’application. Un exemple est la Commission européenne dirigée depuis 2019 par Ursula von der Leyen. Elle est responsable devant le Parlement, seule institution élue au suffrage universel, qui se prononce sur les propositions législatives, directives ou règlements, et vote le budget.

L’Union européenne est ainsi productrice de normes qui s’imposent à l’ensemble de ses États membres. Le droit communautaire étant supérieur aux droits nationaux. Le politologue Zaki Laïdi, dans l’ouvrage La Norme sans la force, l’énigme de la puissance européenne (2005), a conceptualisé l’idée d’une puissance normative. Cette dernière propose de réguler les relations internationales par la légitimité de normes élaborées par le dialogue dans des cadres multilatéraux.

Depuis 70 ans, l’Union européenne a fonctionné par la recherche de compromis et elle a un indéniable savoir-faire en la matière. C’est ainsi qu’elle fut pionnière dans la lutte contre le réchauffement climatique, ou dans la naissance de la Cour pénale internationale. Le RGPD, qui protège les données numériques des citoyens européens et entré en vigueur en 2018, est ainsi une référence copiée au Japon comme au Brésil.

L’Union européenne est d’abord une puissance économique

Elle possède un marché intérieur unifié et vaste, incontournable pour un pays comme la Chine. C’est une puissance tranquille (selon l’expression de Tzvetan Todorov). Mais, rapidement, des voix se sont élevées pour dénoncer le fait qu’elle soit consommatrice et non productrice de sécurité, selon les mots de Thérèse Delpech il y a déjà 20 ans.

En 2003, l’Américain Robert Kagan comparait les États-Unis à Mars et les Européens à Vénus. Il dénonçait le sous-investissement militaire du vieux continent, qui profitait gratuitement du parapluie sécuritaire américain. Il voyait l’Union européenne comme une puissance faible.

L’OTAN, Organisation de l’Atlantique Nord : l’assurance sécurité des Européens

Elle est née dans le contexte de la guerre froide en 1951, après l’alliance signée en 1949 entre les Européens de l’Ouest et les États-Unis et le Canada. Il s’agit bien d’une alliance militaire défensive. L’article 5 du traité prévoit une assistance mutuelle automatique en cas d’attaque de l’un des pays membres. Il s’agissait alors de se protéger du danger soviétique.

Alors que son pendant, le Pacte de Varsovie, était dissous à l’Est en 1991, l’OTAN a été immédiatement vue par les anciennes démocraties populaires comme un moyen d’assurer leur sécurité. La Russie restait aux yeux de beaucoup une menace.

Si on regarde une carte, il existe une enclave russe coincée entre la Lituanie et la Pologne, autour de la ville de Kaliningrad. Cette dernière étant une ex-ville allemande de Königsberg donnée à l’URSS en 1945 et peuplée aujourd’hui de près d’un million de Russes. C’est un avant-poste stratégique et militaire pour la Russie en mer Baltique.

En 1998, une voix isolée, celle du diplomate américain George Kennan, l’un des inventeurs du concept de containment, jugeait que les élargissements de l’OTAN étaient une provocation inutile vis-à-vis de Moscou. Malgré cela, dès 1999, les premiers pays de l’Est comme la Pologne intégraient l’Organisation. Aujourd’hui, l’OTAN rassemble 30 pays. Le dernier intégré est la Macédoine du Nord en 2020. 70 % des dépenses militaires y sont assurées par les États-Unis, même si le nombre de soldats américains en Europe a bien décru. Plus de 400 000 en 1957, 65 000 en 2008, et ce nombre est remonté actuellement à 100 000. Il faut rappeler que jusqu’en 2022, l’Europe comptait cinq États qui se déclaraient neutres : Suisse, Autriche, Finlande, Suède et Irlande.

L’OTAN crée une situation de dépendance

L’OTAN a à la fois dispensé et empêché l’Union européenne d’élaborer une véritable politique de défense commune. Elle matérialisait l’Occident, c’est-à-dire un ensemble géopolitique soudé face à la menace soviétique et proclamant son attachement à des valeurs comme la démocratie, la liberté et l’État de droit.

Cette dépendance stratégique de l’Europe envers les États-Unis a été souvent dénoncée (par exemple par Pascal Boniface, dans Requiem pour le monde occidental, 2019). Parfois, elle a été durement ressentie, comme en 2017, lorsque Donald Trump tançait les Européens au sommet de l’OTAN, rappelant qu’ils coûtaient trop cher au contribuable américain et alors qu’il était clair que l’adversaire numéro un des États-Unis devenait la Chine.

Mais rien n’avait vraiment changé en 2022, et pour la première puissance du continent, l’Allemagne, foncièrement pacifiste, il n’y avait pas de problème à dépendre des États-Unis pour sa sécurité. Pourtant, l’Union européenne n’a pas découvert en 2022 qu’elle avait à gérer des situations géopolitiques de plus en plus complexes. Depuis les printemps arabes, elle a sur ses marges (Afrique du Nord, Proche-Orient, Caucase, Crimée) un véritable arc de crises et de conflits qui imposait une réflexion stratégique. Mais il faut se souvenir que la construction européenne a d’abord été une histoire économique et que sa vocation géopolitique n’était guère dans son ADN initial.

L’Union européenne est le résultat d’un processus historique

Le processus de la construction européenne naît en 1950

Les nationalismes ayant conduit par deux fois l’Europe à sa perte, il existe un sentiment paneuropéen que vont incarner à la fin des années 1940 les Pères de l’Europe, Robert Schuman, Adenauer, Monnet, De Gasperi et Spaak.

Il existe alors un objectif : la Fédération européenne et une méthode, celle préconisée par Jean Monnet, « des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait ». C’est ainsi que naît la CECA, Communauté européenne du charbon et de l’acier. En 1954, la France rejette le projet d’une Communauté européenne de Défense. Cette décision va orienter pour longtemps la géopolitique de l’Europe. Il y avait dans ce projet d’armée européenne un partage de souveraineté majeure. Le pas n’est pas franchi et la RFA intègre alors en 1955 l’OTAN afin d’assurer sa défense.

La construction européenne se poursuit mais par l’économie et la création d’un marché de plus en plus unifié et ouvert

La construction européenne est un processus, une longue transition vers plus d’Europe, comme le dit Jacques Delors, président de la Commission entre 1985 et 1995. Ce processus suit une double dynamique. Celle des élargissements (la Grande-Bretagne rentre par exemple en 1973) et celle de l’approfondissement.

Le consensus entre les pays membres est de plus en plus difficile à trouver. D’où le choix de continuer à avancer dans la construction libérale d’un marché unique (qui agrée aux plus souverainistes comme Thatcher), tout en affirmant l’impératif de solidarité. Ce dernier point étant au cœur du projet européen et s’illustrant par l’existence de fonds structurels (des aides) pour aider les pays les plus pauvres.

En 1992, dans une Europe bouleversée par la fin de la guerre froide, la CEE saute le pas et devient l’Union européenne. Avec le traité de Maastricht, les 12 pays membres font le choix d’une construction plus politique, instaurant une citoyenneté européenne. La création de l’euro symbolisera cette intégration renforcée, mais il faut accepter des clauses d’exemption (opting out) pour les pays réticents (Grande-Bretagne, Suède, Danemark). Ainsi naît une Union européenne avec une monnaie unique et commune (l’euro) et une politique européenne et de sécurité commune. Mais c’est une union à géométrie variable.

L’euro ne sera jamais la monnaie de tous les Européens. Mais cette monnaie renforce la perception de la puissance économique européenne. Quant à la PESC, à laquelle n’adhèrent pas tous les pays, elle offre les moyens d’agir ensemble, mais chaque État conserve sa pleine souveraineté sur sa politique étrangère. Pendant très longtemps, la politique de défense reste plus qu’embryonnaire. 21 des 27 États membres de l’Union européenne sont membres de l’OTAN. Seuls Malte et Chypre sont en dehors ainsi que les quatre pays neutres déjà évoqués.

Dans ces conditions, l’OTAN coordonne et rassemble tout l’effort de défense européen. Pour la majorité des États, la sécurité militaire ne pouvait se concevoir sans les États-Unis et avec la fin de la guerre froide, l’Europe occidentale diminue nettement ses dépenses militaires.

La faiblesse stratégique de l’Union européenne

C’est ainsi que s’élabore la puissance européenne au début du XXIᵉ siècle. Elle devient une puissance commerciale, productive, technologique, démographique, culturelle, monétaire. Sa culture du consensus et du compromis en fait un acteur clé du multilatéralisme, engageant à la différence des États-Unis sa signature dans de très nombreux traités internationaux. Elle siège en tant que telle à l’OMC comme au G20, ou dans les COP climat.

Elle a acquis un indéniable soft power. La perspective d’élargissement et la politique de voisinage qui lui tiennent lieu de politique extérieure lui permettent d’avoir une évidente influence sur ses marges. Mais l’Union européenne est décidément un objet politique inédit. L’histoire ne connaît pas de puissance globale qui ne soit aussi puissance militaire. Or, il y a une abstention stratégique de l’Union européenne qui n’est pas une puissance militaire et politique. La manière dont elle s’est construite explique sa manière de voir le monde. Mais le monde a durablement changé.

Le débat sur le projet européen est toujours ouvert

La construction européenne telle qu’elle se poursuit depuis 70 ans atteint aujourd’hui une limite, celle du récit, du narratif. Quel est le but ? On ne parle plus de la Fédération européenne dont parlait Schuman. Les États-Unis d’Europe ne verront pas le jour. Le terme de Fédération d’États Nations l’a remplacé au début du XXIᵉ siècle, sans que l’on sache bien ce qu’il recouvre.

Certes, après le Brexit, plus personne ne songe à quitter l’Union européenne. Que pèse chacun des États dans le maelstrom ambiant ? L’Union européenne est indispensable pour exister, se faire entendre, se protéger, peser. Elle est la seule organisation régionale qui assure une telle solidarité par des aides aux régions et aux pays les plus démunis. Mais il y a débat (et peut-être fracture) entre les États qui privilégient les élargissements, attachés surtout à leur souveraineté nationale, et ceux qui veulent d’abord réussir les projets d’intégration en cours, pour construire une Europe puissante.

L’Union européenne se construit au fil des crises qu’elle affronte

Elle a surmonté les multiples crises traversées ces dernières années. Certes, ce fut dans la douleur, mais elle en est sortie par le haut. Un exemple avec la longue crise de la zone euro entre 2012 et 2015 qui conduisit à des changements structurels : création d’une Union bancaire supervisée par la BCE, pacte budgétaire européen, mécanisme européen de stabilité, sorte de FMI européen, transformation du rôle de la Banque centrale… Des mesures techniques, certes, mais qui font que l’Union européenne est beaucoup mieux armée pour affronter un choc économique extérieur.

De même, la pandémie a certes provoqué au départ un chacun pour soi, mais cela n’a pas duré. L’adoption d’un plan de relance européen basé sur un endettement commun est un symbole puissant en termes d’union politique. L’Union européenne s’est engagée dans une compétition mondiale pour la production et la distribution de vaccins et a prouvé son efficacité. Face aux Anglais, le front uni des Européens ne s’est pas démenti.

L’Europe a tenu bon, mais la leçon de ces crises est que l’Union européenne est une puissance dépendante. Il existe aujourd’hui un besoin de souveraineté européenne qui passe par un réveil géopolitique. La guerre renforce le besoin de protection des Européens. L’Union européenne est plus que jamais utile (le Danemark a abandonné en juin 2022 par référendum la clause d’opting out qui l’excluait de la politique de défense), mais l’OTAN aussi (Finlande et Suède renoncent à leur neutralité et vont y rentrer). L’heure est aux défis.

Les trois défis géopolitiques de l’Union européenne

L’Union européenne est ainsi à un tournant de son histoire. « Si nous n’avons pas cette combinaison de puissance, de géographie (une vraie interrogation sur l’espace et les frontières) et de récit, on ne peut pas être un acteur géopolitique », affirme Luuk Van Middelaar, l’un des meilleurs analystes de la construction européenne.

Quel leadership pour la puissance géopolitique de l’Union européenne ?

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, l’avait affirmé dès sa prise de fonction. Elle entendait être à la tête d’une Commission géopolitique. S’affirmer comme puissance implique d’avoir des objectifs communs et de rester unis avec le leadership rassembleur d’une ou plusieurs puissances.

Or, pour Nicole Gnesotto, « l’unité européenne contre Poutine cache de multiples manœuvres pour la conquête du leadership européen ». Les équilibres géopolitiques au sein de l’Union européenne ont été bouleversés. La Pologne, montrée du doigt pour ses manquements à l’État de droit, s’est refait une vertu en accueillant un million et demi de réfugiés ukrainiens. Elle est en pointe dans le soutien militaire à l’Ukraine et porte son budget militaire à 4 % du PIB. Indéniablement, il y a un déplacement du centre de gravité vers l’Est déjà acté avec le départ des Britanniques et qui pourrait être renforcé par les élargissements.

Le Premier ministre polonais, Morawiecki, a expliqué le 20 mars dernier sa vision de l’Europe. Le fondement doit en rester à l’État-nation. Il est favorable à une Europe élargie avec moins de compétences et la règle systématique de l’unanimité. Bref, il s’oppose en tous points aux objectifs posés par Emmanuel Macron depuis son discours sur l’Europe à la Sorbonne en 2017.

Les rapports de force changent donc au sein des 27. Le fameux moteur allemand a perdu en influence. La Hongrie est plus isolée au sein de l’Union européenne et l’historique groupe de Visegrad, qui entendait porter les revendications de quatre pays d’Europe centrale, est désuni.

Premier défi : une fois de plus la question centrale sera la place de l’Allemagne

Quatrième économie mondiale, l’Allemagne est sans conteste la première puissance européenne. C’est 18 % de la population européenne, mais pratiquement ¼ de son PIB. C’est le premier contributeur net au budget de l’Union européenne.

Or, la guerre a brutalement remis en cause le modèle allemand basé sur l’exportation de biens industriels (industrie 23 % de son PIB, exportations 45 % de son PIB). Le pays est apparu dépendant de la Chine pour son commerce extérieur, du gaz russe pour son énergie et totalement des États-Unis pour sa sécurité. Son budget de la défense n’est que de 1,2 % du PIB en 2017.

Elle est désormais mise en cause. Ses choix stratégiques qui servaient son modèle économique ont eu un impact sur toute l’Europe. La conduisant à sous-estimer la menace russe ou le danger chinois. Trois jours après l’invasion russe, le chancelier Olaf Scholz en a pris acte. Il a parlé d’un changement d’époque (Zeitenwende). Cela se traduisit par des annonces spectaculaires, comme l’arrêt de Nord Stream 2, ou la création d’un fonds exceptionnel de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr.

Dans son discours de Prague en août 2022, le chancelier appelle de ses vœux une Union européenne géopolitique aux capacités d’actions renforcées. Mais elle n’a toujours exercé qu’une hégémonie réticente. Il faut avoir en tête que le simple usage du mot géopolitique est pour l’Allemagne une petite révolution. Le terme ayant été associé aux idéologues nazis. Le pays est souvent pour sauvegarder ses intérêts économiques et il apparaît hésitant comme dans l’affaire de la livraison de chars à l’Ukraine. Ce qui résulte pour partie des désaccords au sein de sa coalition de gouvernement.

Bref, il n’y aura pas de vraie puissance géopolitique européenne sans un clair engagement de l’Allemagne. Cette dernière étant par ailleurs favorable aux élargissements qui la positionnent clairement au centre de l’Union européenne.

Deuxième défi : être capable de se défendre avec et sans l’OTAN

La question est double : L’Europe de la défense va-t-elle voir le jour ? Ou la dépendance aux États-Unis va-t-elle se maintenir ? Les deux sans doute.

La question du lien avec les États-Unis est centrale. Or, depuis le début du XXIᵉ siècle, la relation atlantique s’était étiolée. Certes, la relation est plus apaisée avec Joe Biden, qui a affirmé que l’article 5 constituait un « devoir sacré » pour son pays. Mais pour tous les Américains, le plus important est la menace chinoise.

Si les républicains reviennent à la Maison-Blanche, que deviendra le soutien à l’Ukraine ?

L’inquiétude est légitime. Faut-il penser comme Pascal Boniface que l’unilatéralisme américain est inscrit dans leur ADN depuis leur origine ? En tout cas, l’Europe est singulièrement démunie sans l’OTAN et son horizon géopolitique s’est assombri avant même 2022. Le traité américano-russe sur les forces nucléaires à portée intermédiaire a été dénoncé dès 2019.

Alors, certes, l’Europe de la défense progresse. Le traité de Lisbonne (article 42) promet l’assistance de tous en cas d’agression d’un pays membre. Il existe aujourd’hui un État-major européen, une Agence européenne de défense qui permet toutes les coopérations technologiques et de production dans le domaine de l’armement. En 2016, un fonds européen de défense a été créé, donc un budget spécifique. Au début de la guerre, la Commission a dégagé des fonds spéciaux pour que l’Ukraine achète des armes (la Facilité européenne pour la paix). Enfin, l’Union européenne a adopté, en mars 2022, sa Boussole stratégique, définissant une ambitieuse feuille de route jusqu’en 2030 pour la PESC.

Alors ? Certes, les États membres s’engagent à augmenter leurs budgets de défense, mais on part de loin. Et les obstacles sont légion : dépendance aux systèmes de commandement et de communication de l’OTAN, aux forces américaines qui ont récemment déployé des troupes en Europe de l’Est, manque de confiance entre partenaires (critiques polonaises sur l’Allemagne), absence de la Grande-Bretagne, acquisitions d’armement auprès des États-Unis au détriment de la consolidation d’une industrie de défense européenne…

Bref, pour l’instant, la guerre renforce plus l’OTAN que la défense européenne. De plus, l’autonomie stratégique, si constamment défendue par la France, est certes un objectif de l’Union européenne, mais elle apparaît clivante lorsque Emmanuel Macron dit redouter la vassalisation de l’Europe vis-à-vis des États-Unis.

Troisième défi : définir les frontières de l’Union européenne

Selon Luuk Van Middelaar : « L’Europe est certes au rendez-vous géopolitique en ouvrant la porte à (l’Ukraine). Mais en continuant à s’accroître, elle met en péril sa force et son unité. Cinq ou six pays vont peut-être rejoindre notre union, une Union qui sera alors beaucoup plus diverse, avec un certain nombre d’États relativement faibles en termes de structures étatiques. Et cela pourrait nous affaiblir. »

Huit pays sont aujourd’hui candidats. En réalité, certains s’éloignent de l’Union européenne. C’est le cas de la Turquie, qui regarde ailleurs. C’est le cas de la Serbie, qui reste fondamentalement pro-russe et joue un double jeu, comme l’atteste son adhésion en 2019 à l’Union eurasiatique, zone de libre-échange autour de la Russie.

La lenteur de l’intégration pour les Balkans occidentaux décourage les populations, le sentiment pro-Europe décroît. Cela a fait le jeu des puissances extérieures comme la Chine ou la Russie (ce qui est nettement moins vrai aujourd’hui). Cela fait aussi le jeu des dirigeants qui, derrière un discours pro-Europe, n’engagent pas les réformes structurelles pouvant nuire à leur pouvoir. Pour les derniers candidats, il faudra des années pour qu’ils répondent aux critères européens.

Néanmoins, l’Union européenne peut-elle fonctionner avec 30 membres ou plus sans réforme institutionnelle ?

Oui, si l’on n’attend pas grand-chose de l’Union européenne et que l’on suit les thèses souverainistes polonaises. Non, si on souhaite donner à l’Europe les moyens d’agir pour s’affirmer comme puissance capable de protéger ses citoyens.

C’est le débat sur la finalité du projet européen : toute adhésion doit obtenir le vote unanime de tous les membres actuels. Emmanuel Macron a proposé en mai 2022 la création d’une Communauté politique européenne, permettant de réunir Union européenne et pays européens hors Union européenne soutenant l’Ukraine. La première réunion s’est tenue en octobre 2022 à Prague, la seconde s’est tenue ce printemps en Moldavie. Elle a réuni 44 pays dans un forum politique permettant des coopérations à vaste échelle. Elle ne doit pas devenir une sorte de purgatoire pour les pays en attente d’adhésion, mais répond au nouvel État de l’Europe.

L’Union ne peut faire l’économie de la puissance (Joseph Borrell)

L’Union européenne a bien des sujets en chantier et des défis à relever. Le Mémorial de Sainte-Hélène rapporte cette phrase de Napoléon : « Je ne pense pas qu’après ma chute et la disparition de mon système, il y ait en Europe d’autre équilibre possible que l’agglomération et la confédération des grands peuples. L’Europe sera fédérée ou sera cosaque. »

Deux siècles plus tard, l’alternative apparaît plus pertinente que jamais. L’Union européenne n’est peut-être pas la Fédération évoquée par Napoléon, mais cet objet politique non identifié se doit d’avancer lentement mais sûrement sur le chemin de la puissance. Au risque autrement de disparaître. Il faut lui faire confiance.

Sélection et références bibliographiques

F. Tétart et P.-A. Mounier, Atlas de l’Europe (Autrement, 2021)

Politique étrangère 2022 : n° 3 Guerre en Ukraine : un changement de monde ? et n°4 Balkans : un nouveau grand jeu ?

RAMSES 2023, un dossier sur l’Europe au défi

Rapport Schuman sur l’Europe. L’État de l’Union 2023 (Marie B Editions, 2023)

Michel Foucher, L’Obsession des frontières (Tempus, Perrin, 2012)

Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental (2019)

Robert Kagan, La Puissance et la faiblesse – Les États-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial (2003)

Zaki Laïdi, La Norme sans la force, l’énigme de la puissance européenne (Presses de Sciences Po, 2005)

Nicole Gnesotto, L’Europe : changer ou périr (2022)

Et toujours :

Anne Battistoni-Lemière, Tout comprendre à la géopolitique (p. 287 à 296 pour les concepts permettant d’analyser l’Union européenne).

Auteur : Anne Battistoni-Lemière