
La contribution de la diplomatie Suisse dans la signature des accords d’Evian le 18 Mars 1962 et la résolution du conflit Franco-Algérien
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- Date : 2025-07-10
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Les accords d’Evian ont mis fin à la guerre d’Algérie débutée en novembre 1954, et que les autorités françaises désignaient alors sous un euphémisme tragique : événements d’Algérie. Signés le 18 mars 1962, à Evian-les-Bains, dans le centre-est de la France, ces accords qui forment un document de 93 pages, sont précédés par une longue période de négociations. Pour le GPRA, l’ouverture des négociations est conditionnée à la reconnaissance de la souveraineté algérienne.
La Suisse et plus particulièrement Genève ont joué un rôle prépondérant dans les négociations menant au processus d’indépendance de l’Algérie. Mettant à disposition sa diplomatie et ses infrastructures pour la tenue de pourparlers secrets sur son espace et en territoire frontalier, la Confédération a permis aux Algériens de se préparer, en terrain sécurisé, à débattre sereinement. Cette présence en Suisse a aussi facilité la communication à l’opinion mondiale. La présence de Suisses en Algérie depuis les années 1830 aura aussi largement contribué à considérer le processus de décolonisation nécessaire pour la France ainsi que pour la Confédération, sa partenaire.
Le choix de la localité d’Evian n’est pas anodin. La station thermale de Haute-Savoie est frontalière de la Suisse, territoire « neutre » où la délégation algérienne sera hébergée, et scrupuleusement protégée, durant les négociations sur la paix en Algérie entamée en mai 1961. Nul hasard dans ces traversées quotidiennes du lac Léman qui consacrent, en fait, une implication efficace de la diplomatie suisse. Combien de temps aurait duré la guerre d’Algérie sans ces bons offices de l’Etat suisse ? « Elle aurait risqué de durer plus longtemps », répond le diplomate suisse Olivier Long dans son livre Le Dossier secret des accords d’Evian : Une mission suisse pour la paix en Algérie (Lausanne, Editons 24 heures, 1988) qui relate ses activités, en grande partie secrètes, pendant dix-huit mois de médiation.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, la neutralité de la Suisse face à l’Allemagne nazie lui est reprochée par les Alliés. En pleine guerre froide et mouvement de décolonisation, le conseiller fédéral Max Petitpierre, chef du département politique fédéral (DPF), c’est-à-dire ministre suisse des affaires étrangères, entend repenser le rôle de la Suisse dans le monde. Il formule le principe de la « neutralité active » qui invite la Suisse à se mettre à disposition des Etats « pour faciliter la recherche d’une solution à leurs problèmes dans l’intérêt de la paix », écrit-il dans la préface du livre d’Olivier Long.
Dans Le Monde du 15 mars 1962, un article souligne les contributions suisses aux négociations qui aboutissent à un cessez-le-feu en Algérie. Pierre-Henri Simon termine ainsi son article : «Si la Suisse n’existait pas, la civilisation occidentale aurait besoin qu’on l’inventât, non seulement comme utile, mais comme exemplaire.» Professeur à l’Université de Fribourg, actif contre la torture, l’écrivain français a pu analyser les multiples implications des Suisses dans la guerre d’Algérie. Dès 1954, des Suisses qui résident sur le territoire de la Confédération et les Suisses qui vivent en Algérie s’impliquent dans ce conflit dramatique. Des publications interdites en France sont éditées en Suisse grâce à des journalistes comme Charles-Henri Favrod et à des éditeurs comme Nils Andersson. Des déserteurs français sont accueillis. Des nationalistes algériens sont tolérés, mais parfois expulsés. Au milieu des années 1950, des partisans de «l’Algérie française» sont largement majoritaires dans la Confédération et, encore davantage, parmi les Suisses d’Algérie. Même dans les années 1960, les adversaires de la décolonisation trouveront en Suisse de larges soutiens.
En effet, la médiation de la Suisse dans les longues péripéties des tractations algéro-françaises ne semble pas avoir suscité dans le pays le mouvement de gratitude, ou du moins la reconnaissance qu’elle mérite. Son rôle de facilitateur est considérable et a commencé bien avant les négociations, officieuses d’abord puis officielles. Pourtant, un sérieux dilemme y était omniprésent : jusqu’à quel point la Confédération helvétique pouvait-elle tolérer sur son sol les activités des militants du FLN en guerre sans froisser son puissant voisin et sans compromettre ses relations avec l’Egypte de Nasser qui soutenait à l’époque les activités des nationalistes algériens ?
Pourtant, les premières rencontres entre les représentants du GPRA et ceux du gouvernement français auront lieu à Genève à la fin des années 50′. Elles aboutiront, grâce aux bons offices de la Confédération helvétique, à la signature des Accords d’Evian qui mettront fin le 19 mars 1962 à 130 années de colonisation de peuplement avec son lot d’un million et demi de martyrs, de veuves, d’orphelins et d’un pays à reconstruire.
Signés au terme d'une guerre de décolonisation de plus de sept années, les accords d'Évian ont défini les conditions de l'indépendance de l'Algérie. S'ils concrétisent l'épilogue d'une tragédie et la fin de plus de 130 années de domination française, ces accords mal appliqués n'ont pas permis d'éviter une transition chaotique vers l'indépendance.
Les "accords d'Évian" forment un ensemble complexe de textes signés le 18 mars 1962 par les représentants du gouvernement français et ceux du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) à l'issue de la seconde conférence d'Évian. Ces textes comportent un accord de cessez-le-feu, une procédure de transfert de souveraineté de la France à un nouvel État algérien dans le cadre d'une phase de transition, et la définition des rapports futurs entre les deux États. Le préambule intitulé "Conclusion des pourparlers d’Évian" en résumait le contenu. Il indiquait l'organisation des pouvoirs publics pendant la période transitoire entre la signature des accords et l’indépendance (coexistence d'un haut-commissaire de la République en Algérie, responsable en dernier ressort du maintien de l'ordre, et d'un exécutif provisoire algérien à majorité musulmane) et stipulait la tenue d’un référendum d'autodétermination qui devait ratifier les accords et créer l'État algérien dans un délai de trois à six mois.
La déclaration affirmait la pleine souveraineté du futur État, garantissait la liberté et la sécurité de ses habitants (particulièrement celles des Français d'Algérie), et fixait les principes de la coopération entre les deux États, du règlement des questions militaires et de celui des différends. Il est à noter que ces accords ont été publiés au Journal officiel du 20 mars 1962 dans une forme différente. Intitulé "Déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l’Algérie", le contenu était le même mais l’ordre des textes différait.
Aperçu des relations de la Suisse avec l'Algérie.
La question de la Suisse impliquée dans la cause algérienne doit être liée à la présence de citoyens suisse depuis la fin de la première partie du XIXe siècle. Une participation à la colonie française prenant la forme d’une présence de Suisses à Alger ou sur un territoire de 20'000 hectares près de Sétif dans le Constantinois, un territoire exploité par la « Compagnie genevoise des Colonies suisses de Sétif » créée par François-Auguste Sautter de Beauregard en 1853, un homme venu chercher la richesse en impliquant plusieurs co-concessionnaires de la « colonie » dont le fondateur de la Croix-Rouge Henry Dunant.
Trois facteurs caractérisent l'implication de la Suisse dans la guerre en Algérie : des Suisses y résident ; des Algériens séjournent en Suisse ; les relations francosuisses sont marquées par des tensions qui atténuent les multiples et profondes relations de bon voisinage. Ces facteurs déterminent les conditions dans lesquelles les négociateurs seront incités à agir, orientés dans une certaine dynamique et confinés dans un rôle précis.
Les Suisses en Algérie.
Au cours du XIXe siècle, l’Algérie fut une terre de prédilection des émigrants suisses attirés par l’Afrique. La colonie française figure au premier rang de la présence suisse sur le continent africain au début du XXe siècle. A partir des années 1950, elle sera dépassée par le Maroc et surtout l’Afrique du Sud où le nombre des Suisses se multiplie.
L'Algérie étant considérée comme une "colonie de peuplement", les autorités françaises favorisaient la naturalisation des Européens. Pour les Suisses installés en Algérie, l'acquisition de la nationalité française était donc très facile. La loi du 26 juin 1889 règle la naturalisation automatique d’enfants d’étrangers nés sur le territoire français. Au fil des ans et des générations, les liens avec la Confédération avaient parfois tendance à se dissoudre. Les consuls et diplomates suisses soulignent que les statistiques de leurs concitoyens immatriculés ne reflètent qu’une partie de la population d’origine suisse. Certains Suisses obtiennent des situations en vue dans le système colonial. Le cas le plus connu est celui de la famille Borgeaud, réputée pour détenir une des plus grosses fortunes de la colonie. Il semble que la majorité des Suisses d'Algérie ont eu tendance à s'aligner sur les réactions des "pieds-noirs" ébranlés par l'insurrection. Dès le début de la guerre d'indépendance, un mouvement de départs est perceptible ; il s'accentuera en 1962. En 1965, 685 Suisses sont immatriculés à l'Ambassade d'Alger, soit moins de la moitié du nombre enregistré une décennie auparavant.
Pendant la guerre, des Suisses vont en Afrique du Nord pour aider les victimes. Confronté à des situations nouvelles, le Comité international de la Croix-Rouge déploie ses activités. De plus, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, dirigé par les diplomates suisses Auguste R. Lindt de 1956 à 1960, puis par Felix Schnyder jusqu'en 1965, vient en aide aux quelque 260 000 personnes qui s'enfuient d'Algérie vers la Tunisie et le Maroc pendant la guerre d'indépendance.
Les Algériens en Suisse .
Dès ses débuts, la guerre d'Algérie a des effets sur le territoire de la Confédération. En effet, il semble admis que la décision de déclencher le conflit armé fut prise en 1954 à Berne par les dirigeants du FLN: cinq des neuf chefs historiques se réunirent dans la capitale fédérale tandis que la vigilance des policiers était absorbée par la Coupe du monde de football. De fait, les autorités exerçaient une surveillance des Algériens qui séjournaient en Suisse. Ils avaient des papiers d’identité français, ce qui posait des problèmes à l'administration fédérale. En 1960, celle-ci estimait le nombre des Algériens en Suisse entre 500 et 800. Les cantons de Vaud et de Genève étaient les plus prisés. A la fin de la guerre, environ 150 étudiants algériens résidaient en Suisse. On relève une nette prédilection des Algériens pour les universités suisses pour des raisons linguistiques et géographiques évidentes. De plus, la répression en France incita de plus en plus les organisations algériennes à se replier en Suisse. Les services secrets français manifestent un vif intérêt pour la Suisse. Une collaboration étroite se noue entre des policiers français et suisses qui échangent des informations secrètes. Ces relations provoquent en mars 1957 le suicide du procureur de la Confédération, René Dubois. Il lui est notamment reproché d’avoir transmis des informations à Marcel Mercier, "attaché" de l’Ambassade de France, en particulier des écoutes téléphoniques de l’Ambassade d'Egypte à Berne par laquelle transitaient des informations sur les activités des indépendantistes algériens en Suisse. Cette affaire dramatique marquera les esprits. La Suisse est aussi marquée par un mouvement de solidarité avec les indépendantistes algériens. Des militants suisses leurs viennent en aide pour des raisons politiques, religieuses, intellectuelles ou humanitaires. Le réseau dirigé par Francis Jeanson y développe des activités, ce qui provoque en août 1960 son interdiction d'entrée en Suisse. Toutefois, la Suisse restera un terrain d’actions pour ces militants.
Des ouvrages interdits en France peuvent être édités en Suisse, en particulier La question d'Henri Alleg qui expose l'usage généralisé de la torture. Des publications de documents permettent au public suisse de disposer d’informations qui le sensibilisent au drame algérien. Des militants suisses s'engagent en faveur du FLN. C'est notamment le cas de Jean Mayerat qui est arrêté en août 1960 pour avoir tenté d'importer en France quelques centaines de numéros du journal du FLN. Cette arrestation amène le Conseil fédéral à interdire l'impression, l'exportation et le transit de cette publication.
De plus, la Suisse apparaît aussi dans des affaires de trafic d'armes destinées aux maquisards algériens, ce qui entraîne des condamnations par la Cour pénale fédérale en juin 1958. Elle est aussi citée dans les transactions financières qui passent par la Suisse. Des cotisations versées par les Algériens domiciliés en France sont transférées par le FLN en Suisse.
Ces multiples activités préoccupent les autorités. En septembre 1959, le MPF perquisitionne le Bureau suisse du FLN installé à Lausanne et demande au Conseil fédéral d'expulser de Suisse deux responsables pour atteintes à la sécurité intérieure et extérieure de la Suisse. Le gouvernement accepte cette proposition le 2 octobre 1959. D'autres expulsions auront lieu au cours des semaines suivantes, ce qui provoquera des articles dans la presse et une intervention de l'Ambassadeur égyptien à Berne. Le DFJP considère que les bureaux à Lausanne et à Genève servent à organiser des activités clandestines à l’abri de la répression qui s’abat en France, la Suisse étant un lieu de repli et de transit. "La guerre en Algérie pose d'autres problèmes encore pour la Suisse. En effet, beaucoup d'Algériens qui ne se sentent plus en sécurité en France, soit parce qu'ils y sont poursuivis pour des raisons d'ordre public ou militaire, soit parce qu'ils sont inquiétés par les milieux du FLN, viennent chercher refuge chez nous. Leur situation est souvent fort complexe et la question de leur admission en Suisse très difficile à résoudre. Certains éléments, parfois très peu intéressants et complètement démunis d'argent, cherchent à profiter des circonstances présentes pour s'implanter en Suisse sous prétexte de raisons que l'on ne peut pas toujours vérifier facilement.". Les autorités fédérales cherchent donc à limiter le nombre d'Algériens résidant en Suisse. Elles favorisent même le départ de déserteurs vers d'autres pays en Europe ou en Afrique du Nord.
Dans une notice d'août 1960, le chef de la section Ouest de la Division des affaires politiques du DPF, Raymond Probst, récapitule des arguments à utiliser pour répondre aux critiques françaises qui estiment que les Algériens dont le départ est organisé par l'administration fédérale vont rejoindre les rangs de la rébellion: "Le flot continu de réfugiés algériens place les autorités suisses devant des problèmes difficiles. Nous en hébergeons déjà des centaines. On ne peut pas exiger de nous que nous en accueillons d'autres. Leur assimilation sociale s'est avérée délicate. D'ailleurs, bien que nous leur interdisions toute activité politique et prenions des mesures sévères s'ils ne se conforment pas à cet impératif, leur présence en Suisse nous est constamment reprochée du côté français. A maintes reprises, l'Ambassade de France a relevé que la présence d'Algériens à proximité de la frontière française présentait des risques, le territoire suisse pouvant être employé comme base d'opérations des activités FLN en France. Il est donc compréhensible que nous ayons tendance à éloigner si possible ces gens de notre pays. " . Dans des considérations internes à ne pas communiquer à l'Ambassade de France, Probst ajoute un argument qui souligne les problèmes rencontrés par la diplomatie suisse : "La difficulté à laquelle nous nous heurtons dans notre attitude envers la question algérienne est, d'une part, de ménager les Français et, d'autre part, de ne point indisposer les pays afro-asiatiques. La seule voie possible en l'occurrence nous paraît consister dans une politique suisse autonome conforme à nos principes juridiques et nos propres intérêts. Il est inévitable que nous nous exposions ainsi à la critique des uns et des autres. L'internement de réfugiés algériens, par exemple, nous attirerait du côté afro-asiatique le reproche que nous favorisons la France. ".
Il apparaît donc que le voisinage géographique ne doit pas conduire à une identification de la Suisse avec la France. La Confédération cherche à affirmer sa spécificité, à occuper une fonction particulière dans les relations internationales, à faire preuve de flexibilité afin de maintenir l'universalité des relations extérieures avec un monde en transformation. Les aspirations à l’indépendance et au non-alignement qui s’expriment en Asie et en Afrique depuis plusieurs années (notamment à la conférence de Bandoeng en 1955) entraînent une évolution qui a des effets sur la neutralité de la Confédération. Les intérêts de la Suisse dans le monde ne sauraient être prétérités par un confinement aux relations bilatérales avec la France.
La multiplication des pressions françaises irrite les autorités suisses qui estiment contrôler la situation. Le chef du DPF réplique en octobre 1960 à l'Ambassadeur de France à Berne : "Un peu agacé par l'insistance de M. Dennery, je lui fais observer que son Gouvernement exagère en ce qui concerne la présence et la soi-disant activité des Algériens en Suisse, surtout si l'on fait une comparaison avec ce qui se passe actuellement en France. ".
C'est ainsi que l'activité d’un militant envoyé par le FLN pour venir en aide aux Algériens en séjour ou en transit en Suisse est tolérée par les autorités à condition qu’il limite ses activités à une assistance administrative et sociale.
Dès l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle en mai 1958, les autorités fédérales s'inquiètent des troubles politiques en France qui pourraient entraîner l'afflux de réfugiés. En octobre 1961, la question de l'accueil en Suisse d’Algériens fuyant la répression des manifestations indépendantistes à Paris est examinée par les autorités fédérales. Raymond Probst expose au chef du DPF son analyse.
Sur cette notice du 20 octobre 1961, le secrétaire général du DPF, Pierre Micheli, ajoute une remarque manuscrite : "Le Ministre Long, que j'ai consulté, pense qu'il conviendrait d'être plutôt restrictif dans l'admission d'Algériens." Lors de sa séance du 24 octobre 1961, le Conseil fédéral approuve la demande du DMF de constituer un groupe interdépartemental chargé de préconiser les mesures que la situation internationale nécessite dans le domaine militaire, aux frontières et dans d'autres domaines.
Le 31 octobre 1961, des responsables du DFJP et du DPF se réunissent afin de déterminer la politique d’accueil des réfugiés algériens en Suisse. La proposition de renvoyer le plus grand nombre possible est jugée inopportune en raison de la situation incertaine en Algérie et en France. "En ce qui concerne plus particulièrement le facteur musulman, notre rôle dans les négociations d’Evian et Lugrin nous a acquis auprès des responsables du GPRA beaucoup de bonne volonté, Nous croyons pouvoir compter sur leur désir sincère d’épargner la colonie suisse en cas de troubles graves. Reste à savoir s’ils seront en mesure, dans l’éventualité d’un soulèvement massif de la population, de contrôler celui-ci. Il irait à l’encontre de nos intérêts bien compris d’amoindrir maintenant cette bonne volonté évidente par une politique de coups d’épingles en expulsant sans véritable nécessité certains Algériens qui ont trouvé refuge chez nous. Les représentants des services de police, bien que soulignant les questions difficiles qu’ils ont à résoudre, se rangent en principe à cet avis. Une distinction sera faite néanmoins entre les éléments asociaux et les réfugiés politiques.".
Les tensions et les violences qui déchirent les organisations algériennes ont aussi des effets sur la politique d’asile en Suisse, ce qui pose des problèmes complexes. En effet, des militants impliqués dans les pressions ou extorsions pour verser les cotisations ou compromis dans les conflits sanglants qui opposent le FLN et le MNA cherchent à venir en Suisse.
En décembre 1960, un Algérien impliqué en France dans le meurtre d’un compatriote étranglé sur ordre du FLN parvient clandestinement en Suisse. Son extradition demandée par la France est accordée par le Tribunal fédéral le 17 mai 1961. La délégation algérienne à la conférence d’Evian aborde l’affaire et intervient pour que les autorités fédérales ne donnent pas suite à la demande française. L’extradé serait menacé par la peine de mort et devrait bénéficier des traditions suisses d’hospitalité, de démocratie et de liberté. Olivier Long estime en mai 1961 "qu'il est très important de faire en sorte que, sans contester le moins du monde la nécessité de donner suite à la décision du Tribunal fédéral, les moyens soient trouvés de faire durer les choses. Il est en effet permis de penser qu’une extradition intervenant en ce moment gênerait plus encore les autorités françaises qu’elle ne nous mettrait dans une situation embarrassante vis-à-vis de ceux qui sont nos hôtes en Suisse en ce moment. Il me semble que le fait de retarder cette extradition s’inscrit dans la ligne des efforts faits par la Suisse pour permettre la rencontre d’Evian et pour en faciliter le succès."
Après l’échec de la conférence à Evian et à Lugrin, Long est amené à revenir sur cette affaire dans une lettre à R. Kohli du 29 août 1961 : "[…] La négociation entre la France et le GPRA est seulement interrompue. Quelles que soient les difficultés d’une reprise, j’ai pu constater qu’elle reste désirée des deux côtés. Dans ces conditions, pour rester dans la ligne adoptée par la Suisse à cet égard, nous devons nous efforcer d’éviter de compliquer une situation qui ne l’est déjà que trop. [Long propose donc que l’Algérien puisse rester en Suisse] Les inconvénients découlant pour nous de cette situation me semblent inférieurs à ceux qui résulteraient d’une extradition qui risquerait de devenir une cause célèbre, non seulement chez les Algériens mais encore auprès de tous leurs frères arabes.". La Suisse est ainsi touchée par les conflits entre la colonie et la métropole, entre les Français et les Algériens et par les affrontements internes aux deux camps.
Au cours de l'année 1960, les policiers et les journalistes constatent que la Suisse devient de plus en plus un lieu de rencontres non seulement pour les militants algériens, mais aussi pour leurs plus farouches adversaires. Dès 1961, des membres de l'OAS sont signalés à Genève et dans d'autres localités. Il ressort de ces informations sur les Algériens en Suisse que la situation géographique de la Confédération l'a impliquée dans les effets de la guerre d'Algérie. Contribuer à mettre fin à celle-ci permettait de surmonter les difficultés posées.
Les relations franco-suisses .
Ces diverses implications de la Suisse dans le conflit perturbent ses relations avec la France dans plusieurs domaines. Des divergences apparaissent à propos des Algériens et des déserteurs français en Suisse ainsi que dans des affaires de trafics d'armes et de transferts financiers. Notamment en 1959, dès les premiers mois de son activité en tant que chef du gouvernement français, Michel Debré exprime, lors d'entretiens avec des diplomates suisses, puis à la tribune de l'Assemblée nationale, des reproches à l'encontre des banques suisses accusées de gérer des capitaux pour le compte du FLN, ce qui suscite pendant plusieurs mois de nombreux articles dans les journaux et des échanges de correspondances entre diplomates et banquiers.
D'autres divergences apparaissent dans les relations franco-suisses qui s’inscrivent dans le contexte des débuts du Marché Commun. Attachée au modèle des accords bilatéraux, la Suisse exprime des critiques qui irritent les autorités françaises. Dans un rapport du 17 janvier 1960, le ministre des affaires étrangères, Maurice Couve de Murville écrit que les partenaires économiques de la France restent modérés dans les récentes réunions multilatérales. "En revanche, M. Petitpierre s'est distingué par son intransigeance, par la vigueur de ses attaques contre le Marché commun et en particulier contre la Commission européenne, montrant que le gouvernement helvétique n'avait guère tiré les conséquences des changements intervenus depuis un an dans la politique économique occidentale." .
Pour les autorités fédérales, il est donc important de montrer l’utilité de la neutralité suisse, de démontrer qu’elle reste dans l’intérêt de l’Europe et ne se traduit pas par un égoïsme, un repli sur des préoccupations intérieures et matérielles. La "politique de neutralité active" est évoquée ; les occasions de la concrétiser doivent être saisies.
Comment le chef du DPF analyse-t-il l'évolution de la guerre d'Algérie ? Lors des séances des commissions parlementaires pour les affaires étrangères, Petitpierre expose ses analyses de la situation internationale. En mai 1956, il évoque la politique française en Algérie. "Il semble bien qu’il n’y ait aujourd’hui d’autre solution que l’octroi de l’indépendance." En octobre 1956, il constate que l’évolution en Afrique du Nord prend un "cours de plus en plus tragique" : les massacres réciproques se multiplient et frappent même des Suisses. Aucune possibilité de solution pacifique ne se dessine, tandis que les extrémismes se renforcent. Le 22 octobre 1956, les autorités françaises ont détourné un avion marocain pour arrêter les cinq dirigeants algériens. Petitpierre comprend les motifs de la décision française, mais considère qu’il s’agit d’une "faute grave" car ce "guet-apens" est un "acte contraire au droit des gens – mais surtout politiquement dangereux" ; en effet, il a provoqué une relance du terrorisme en Afrique du Nord et a supprimé la possibilité pour les dirigeants modérés de trouver une solution de compromis avec la France.
En juin 1959, en répondant à une question parlementaire, il fait état des atrocités commises en Algérie et de la nécessité d'éviter que de jeunes Suisses soient enrôlés dans la Légion étrangère et impliqués dans ces violences : "[…] Aujourd'hui en Algérie, la Légion est engagée dans des combats probablement plus cruels et plus meurtriers qu'autrefois et dans des incidents où il semble que de part et d'autre on ne se préoccupe pas toujours d'observer les lois de la guerre. Des atrocités sont commises, on recourt à la torture ; la population civile n'est pas épargnée. En France même, au cours de ces dernières années, l'opinion publique s'est alarmée. Nous n'avons pas à porter de jugement sur la guerre d'Algérie. Mais nous devons condamner tous les actes contraires aux règles de l'humanité qui se commettent, quels que soient leurs auteurs, et souhaiter que les hostilités prennent rapidement fin et que la question d'Algérie trouve une solution qui tienne compte des intérêts – surtout des intérêts humains – qu'elle met en jeu.".
Ce discours au Conseil national provoque des nombreuses réactions en Suisse et à l’étranger. Petitpierre précise qu’il lui était impossible de ne pas faire mention de ces cruautés et de ces atrocités, mais ses déclarations "n’impliquaient aucune critique du Conseil fédéral à la politique française en Algérie. " Petitpierre décide de ne pas répondre à une lettre d’un Européen d’Alger qui l’avait accusé avec virulence de méconnaître la situation en Afrique du Nord, de se laisser manipuler à propos "de prétendues TORTURES infligées aux fellaghas prisonniers", d’ignorer que la rébellion est dirigée par les communistes depuis Moscou et d’accorder l’hospitalité en Suisse aux dirigeants du FLN responsables de toutes ces atrocités . A de nombreuses reprises, le chef et les responsables du DPF expriment de prudentes réserves à l’égard du colonialisme français, ce qui provoque l’ire des partisans de celui-ci, mais, en même temps, suscite chez ses adversaires une sympathie pour la Suisse.
En novembre 1960, devant les commissions des affaires étrangères des deux chambres, Petitpierre analyse "le retour à la guerre froide". Affirmant que de Gaulle défend une "une politique algérienne sage et raisonnable, mais se heurte à l’opposition de l’armée, tout au moins d’une partie importance de l’armée". Or, les plus graves menaces pèsent sur l’Afrique et en particulier sur l’Algérie. Si l’URSS et la Chine y apportent une aide directe, c’est le champ ouvert au communisme en Afrique du Nord. L’appui de Moscou au GPRA a pour effet d’accentuer l’intransigeance de celui-ci. Le temps travaille pour lui et il peut donc augmenter ses prétentions vis-à-vis de la France. Quelle est donc la position de la Suisse face à ces événements internationaux ? Petitpierre affirme que, sans y être mêlée immédiatement, sans avoir de prise directe sur ces conflits mondiaux, les Suisses y sont pourtant impliqués, parce qu’aucun pays ne peut rester en dehors de la guerre froide. Petitpierre saisit cette occasion pour répéter qu’un changement fondamental s’est produit dans la position internationale de la Suisse : alors que pendant des siècles, les Suisses devaient se protéger contre leurs voisins et donc adopter la neutralité, désormais ils ont des intérêts fondamentaux qui sont les mêmes que ceux de leurs voisins. Bon gré, mal gré, la Confédération est associée à ses pays limitrophes dans la défense d’une forme de civilisation et d’institutions communes aux pays occidentaux. La neutralité a donc pris une autre signification ; elle ne remplit plus la même fonction défensive qu’auparavant, mais garde néanmoins toute sa valeur qui est désormais plus politique que militaire. Selon Petitpierre, ce qui est nouveau, c’est que nous devons "justifier, voire même mériter notre neutralité, et pour cela accepter des tâches que seuls des pays neutres, ou que des pays neutres mieux que d’autres peuvent accepter et cela même si des risques" peuvent se présenter. Il importe donc de ne pas s’aligner sur les grandes puissances, de maintenir l’indépendance et la neutralité, mais de s’impliquer dans les affaires du monde, de participer à l’aide occidentale aux pays sous-développés, de prendre des initiatives dans le domaine de l’arbitrage, de participer aux initiatives en faveur de la paix à condition qu’elles aient un "minimum de chances de succès". C’est dans ce contexte que des diplomates suisses vont être amenés à jouer un rôle dans les négociations franco-algériennes.
L’émergence de la question algérienne et l’échec des premiers pourparlers.
Depuis le déclenchement de ce qui était alors appelé "les événements d'Algérie", le 1er novembre 1954, jusqu'à la crise du 13 mai 1958 à l'origine du retour du général de Gaulle au pouvoir, les gouvernements successifs de la IVe République échouèrent à régler la crise algérienne. Alternant politiques de dialogue et de répression, aucun ne fut en mesure de concilier les violentes aspirations indépendantistes du Front de libération nationale (FLN) et la volonté farouche des Européens résidant en Algérie, appelés communément "pieds-noirs", d'y conserver la pleine souveraineté française. Conquise à partir des années 1830, l'Algérie formait jusqu'en 1955 trois départements faisant partie intégrante de la France (un redécoupage administratif devait aboutir à 15 départements en 1957 ramenés à 12 en 1959). Face à l'engrenage de la violence et au raidissement des positions, le Gouvernement, instable et inconstant dans ses positions, ne put empêcher la chute de la IVe République.
Le coup de grâce se produisit le 13 mai 1958, lorsque l'investiture au poste de président du Conseil de Pierre Pflimlin, partisan d'une relance des négociations avec le FLN, provoqua la prise du gouvernement général d'Alger par une foule de manifestants français d'Algérie sur laquelle l'armée s'appuya pour faire appel au général de Gaulle comme "arbitre national". Tenu en réserve de la République après sa démission en janvier 1946, de Gaulle apparaissait alors comme le seul recours capable de sortir la France d'une situation devenue insoluble. Nommé comme dernier président du Conseil de la IVe République, il fut autorisé à rédiger une nouvelle constitution conforme à sa conception du pouvoir.
Le référendum du 28 septembre 1958 portait en métropole et en Algérie sur l'adoption de la Ve République tandis que les colonies étaient invitées à se prononcer sur leur adhésion à la Communauté française nouvellement créée. Son succès semblait ratifier à la fois la création du nouveau régime et implicitement le rattachement définitif de l'Algérie à la métropole.
Devenu dans un second temps le premier président de la Ve République, le général de Gaulle semblait d'abord acquis à la pérennité de l'Algérie française, si l'on en croit son fameux discours du 4 juin 1958 à Alger ("Je vous ai compris"). Mais il ne tarda pas à cultiver une certaine ambiguïté sur ses intentions, avant de tirer les conséquences de l'inextricable opposition entre partisans de l'intégration de l'Algérie à la France et indépendantistes. Aussi, le 16 septembre 1959, il rompit avec le principe plus que séculaire de l'Algérie française en annonçant, dans une allocution télévisée, une solution politique fondée sur l'autodétermination des habitants de l'Algérie. Avançant pas à pas, il réussit à imposer sa volonté aux partisans de l'Algérie française désireux de s'opposer à une telle évolution durant la "semaine des barricades" à Alger (24 janvier-1er février 1960), car cette fois-ci l'armée refusa de se joindre aux insurgés. Puis il entama des négociations secrètes avec les chefs de la wilaya IV (Algérois) (le FLN avait divisé l'Algérie en cinq régions militaires appelées wilayas en arabe) du FLN et de sa branche militaire, l'armée de libération nationale en juin 1960.
Cependant, les pourparlers de Melun tenus à la fin juin 1960 entre plusieurs représentants du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et les autorités françaises furent un échec. Le cessez-le-feu préalable à toute négociation, réclamé par de Gaulle, fut en effet refusé. Il fallut encore plusieurs mois au général de Gaulle pour évoquer publiquement l'idée d'une fin à venir de l'Algérie française, déclarant dans une allocution télévisée, le 4 novembre 1960 : "Les dirigeants rebelles […] se disent être le gouvernement de la République algérienne, laquelle existera un jour, mais n'a encore jamais existé." Aussi son dernier voyage en Algérie, en décembre 1960, marqué par de violentes manifestations indépendantistes et des affrontements sanglants entre pieds-noirs et musulmans faisant 104 morts (dont 97 musulmans), acheva de le convaincre que la fin de la guerre passerait nécessairement par un accord avec le GPRA.
Le recours à la médiation Suisse : La neutralité questionnée.
Au mois d’avril 1959, le président du GPRA, Ferhat Abbas, qui croit savoir que le général de Gaulle serait favorable à des négociations qui pourraient avoir lieu en Suisse ou en Espagne, manifeste le souhait de rencontrer un diplomate suisse au Caire.
Jean-Louis Pahut, ambassadeur suisse en Egypte, délègue un de ses collaborateurs qui rencontre Ferhat Abbas. Ce dernier explique sa préférence pour la Suisse «car il a une grande confiance dans les services suisses de sécurité ainsi que dans les dispositions que les autorités helvétiques prendraient pour assurer à cette rencontre le secret nécessaire».
Pour rappel, le président du GPRA avait séjourné à plusieurs reprises en suisse, y compris pour des raisons familiales sans y être inquiété.
Fin 1960, un avocat du barreau de Genève, Me Nicolet et le secrétaire général de l’Association internationale des juristes, Me Lalive, contactent le représentant du GPRA à Rome, Tayeb Boulahrouf, qui avait auparavant séjourné à Lausanne. Ils lui demandent d’intercéder auprès du chef du gouvernement guinéen Ahmed Sékou Touré afin d’obtenir la libération d’un ressortissant suisse. Sékou Touré intercède favorablement à la sollicitation du GPRA et finit par libérer le prisonnier. La crédibilité des Algériens chez les suisses n’est plus à démontrer. C’est ainsi que Me Nicolet fait des démarches à Berne et arrive à faire rencontrer Tayeb Boulahrouf, représentant du FLN, avec Olivier Long le 23 décembre 1960.
Le diplomate suisse, O. Long, enchanté par la franchise et la sagesse de son interlocuteur, transmet à ses amis français la proposition algérienne. Avec l’accord du chef du DPF, M. Petitpierre, Olivier Long rencontre secrètement Louis Joxe, ministre d’Etat chargé des affaires algériennes. Ce fut le 10 janvier 1961 à Paris. Il faut signaler que le diplomate suisse entretien des relations personnelles avec L. Joxe qui remontent à plusieurs années et se fondent même sur des liens familiaux.
Après avoir remporté le référendum sur l’autodétermination de l’Algérie le 8 janvier 1961, le général de Gaulle accepte que la médiation suisse soit mise en place. Seule une poignée de fonctionnaires fédéraux sont impliqués dans l’organisation de rencontres secrètes qui auront lieu la première à Genève entre Claude Chayet, haut fonctionnaire du ministère français des Affaires étrangères et Saad Dahleb, chef de la diplomatie du GPRA. La deuxième, le 20 février, Georges Pompidou et Bruno de Leusse (directeur au ministère des Affaires étrangères et détaché auprès de Louis Joxe) délégués par de Gaulle, discutent à Lucerne avec Tayeb Boulahrouf et Ahmed Boumendjel. Ils se retrouveront encore une fois le 5 mars 1961 à Neuchâtel. Olivier Long et son compatriote G. Bucher se chargent de la sécurité et du secret des entretiens, sans toutefois participer à la rencontre. Leur intervention se limitera, après avoir entendu séparément les deux belligérants, à la formulation des propositions pour surmonter les obstacles, dissiper les méfiances et ouvrir la possibilité de négociations politiques. C’est alors que l’un des deux délégués français, Georges Pompidou, propose un compromis entre la volonté française de négociations sur le territoire national et le vœu algérien d’une conférence à Genève ou dans un autre lieu neutre. Il est proposé de négocier à Evian et que la délégation algérienne réside en Suisse où elle disposera des infrastructures pour communiquer en secret avec les autres dirigeants algériens installés à Tunis ou au Caire, pour tenir des conférences de presse afin d’informer l’opinion publique internationale. Ces conditions garanties grâce à la Suisse permettent au GPRA d’accepter ce compromis formulé à Neuchâtel.
Ainsi et dans le cadre de la facilitation des pourparlers algéro-français, l’ambassade suisse à Tunis est destinataire, en date du 20 mars de la même année, d’un télégramme secret du DPF «pour adopter une attitude compréhensive vis-à-vis des membres du GPRA et de renoncer à exiger des renseignements précis sur les motifs et les dates des voyages des personnes dont le GPRA prend la responsabilité».
Les négociations, durèrent quatorze mois et furent interrompues à diverses reprises. D'abord en avril-mai 1961, quand le GPRA prit prétexte d'une déclaration du ministre français des Affaires algériennes Louis Joxe voulant discuter également avec le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj (parti politique indépendantiste rival du FLN, créé en novembre 1954) pour ajourner les négociations imminentes, ce qui hâta une dernière tentative de répétition du 13 mai 1958 à Alger par le putsch des généraux Challe, Zeller, Jouhaud et Salan (21-26 avril 1961). Puis, après l'ouverture publique des négociations à Évian le 20 mai 1961, accompagnée d'une trêve unilatérale des opérations offensives, elles furent ajournées pour un mois par la France le 13 juin ; reprises à Lugrin du 20 au 28 juillet, elles furent de nouveau ajournées sine die par le GPRA.
Plusieurs obstacles entravaient en effet la progression des pourparlers. D'une part, l'intransigeance du FLN qui refusait de cesser le feu avant l'aboutissement des négociations, tout en se considérant comme le seul représentant du peuple algérien. D'autre part, le sort du Sahara, qui restait un enjeu stratégique pour la France, à la fois pour ses réserves pétrolières et pour les essais nucléaires qui devaient y être effectués après l'explosion de la première bombe atomique française à Reggane en février 1960. S'ajoutait la question du sort de la minorité européenne en Algérie : ses membres pouvaient-ils bénéficier de la double nationalité et des mêmes droits que les autres Algériens ?
Durant plusieurs mois, marqués par une terrible recrudescence du terrorisme de la part de l'Organisation de l'armée secrète (OAS), qui regroupait, sous la direction des généraux Salan et Jouhaud, les derniers partisans armés de l'Algérie française, la reprise des négociations resta très incertaine. De Gaulle en vint à envisager toutes les hypothèses (formation par la France d'un exécutif provisoire algérien, partage de l'Algérie ou évacuation sans accord), mais il fit une concession majeure en renonçant publiquement, lors de la conférence de presse du 5 septembre 1961, à séparer les départements sahariens de l'Algérie du Nord. Le GPRA tenta alors d'imposer sa volonté à la France par une grande manifestation de la population algérienne à Paris, durement réprimée le 17 octobre 1961, et il lui proposa une semaine plus tard de reprendre les négociations sur une nouvelle base, la reconnaissance préalable du GPRA par la France, qui ne fut pas acceptée.
Après deux rencontres secrètes tenues à Bâle, en Suisse, à la fin octobre puis du 8 au 10 novembre 1961, la négociation fut vraiment relancée lorsque le GPRA accepta le principe de non-représailles contre les Algériens ayant pris parti pour la France. Elle aboutit à la conférence secrète des Rousses (Jura, 11-19 février 1962) qui déboucha sur une première série de compromis. La ratification du gouvernement français était acquise ; celle du GPRA l'était aussi en principe, mais le Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) réuni à Tripoli de Libye en débattit durant cinq jours et autorisa le GPRA à signer par 45 voix pour et 4 contre (les 3 voix de l'état-major général de l'Armée de libération nationale, ALN, et celle du colonel de la wilaya V).
La seconde conférence d'Évian (7-18 mars 1962) donna donc lieu à d'âpres discussions sur de nombreux points qui rendirent l'aboutissement incertain jusqu'au dernier moment. Impatient d'en finir avec une guerre qui n'avait que trop duré, le général de Gaulle en valida les conclusions malgré le nombre important de concessions françaises qui en furent le résultat. Le texte de 92 pages fut lu intégralement à voix haute pour dissiper la méfiance des négociateurs algériens avant d'être paraphé page par page et signé par les trois ministres français Louis Joxe, Robert Buron et Jean de Broglie ainsi que par le vice-président du GPRA, Belkacem Krim.
C’est ainsi que l’histoire retiendra les Accords d’Evian et non les Accords de Melun ou d’une autre ville française. Mais cela impliquera aussi l’assassinat du maire d’Evian, tué le 31 mars 1961 par les partisans de l’Algérie française, violemment hostiles à la moindre négociation avec le GPRA. Parmi les hauts fonctionnaires helvétiques et au sein du Conseil fédéral, les réticences face aux activités déployées par Olivier Long avec l’appui de Max Petitpierre s’expriment, notamment par des membres du gouvernement comme Paul Chaudet. Néanmoins, Max Petitpierre réussit à convaincre ses collègues d’assumer les risques de cette activité diplomatique. Le 18 mai 1961, l’arrivée à Cointrin de la délégation du GPRA, qui résidera près de Genève dans une propriété mise à disposition par le Qatar, constitue un événement considérable. Au cours des mois suivants, Olivier Long et ses collaborateurs agissent de nouveau dans le plus grand secret pour renouer les liens et pour créer un climat de relative confiance qui puisse permettre de nouveaux pourparlers. Parmi les Suisses d’Algérie, des critiques s’expriment, parfois avec virulence, contre la politique des autorités fédérales accusées de ne plus respecter les exigences de la neutralité. Le 21 juillet 1961, le Département politique fédéral (aujourd’hui DFAE) précise ainsi sa politique : «Le concept de la neutralité comme nous la comprenons et qui s’inspire également de la notion de solidarité ne s’épuise pas dans la contemplation passive des événements mondiaux. La tradition de la Suisse poursuivant une politique de paix a toujours été de prêter ses bons offices dans la mesure du possible pour permettre d’aplanir pacifiquement les différends entre les parties en litige pour autant que celles-ci le demandaient. Or c’est ce qui s’est passé dans l’affaire algérienne. La Suisse n’a pris aucune initiative. Lorsque cependant tant le gouvernement français que le GPRA eurent admis l’idée de négociation directe, les deux côtés exprimèrent le désir que la Suisse leur facilitât la réalisation. Le Conseil fédéral ne crut pas pouvoir se dérober à ce rôle étant donné le désir concordant des deux côtés de mettre fin à un conflit armé et l’intérêt général du monde occidental au rétablissement de la paix en Afrique du Nord. En ce faisant, la Suisse ne s’est pas laissée impliquée dans un différend sur lequel elle ne prend pas position. Son impartialité au contraire est une condition essentielle pour le succès de ses bons offices.».
Un cessez-le-feu fragile : L'aboutissement d'un long processus.
Le cessez-le-feu, loin d'être un préalable à la négociation comme l'avait souhaité le gouvernement français, était la conséquence de l'accord sur les autres points.
Il devait mettre fin "aux opérations militaires et à toute action armée sur l'ensemble du territoire algérien" le 19 mars à midi. Tous les prisonniers détenus par les deux parties au jour du cessez-le-feu seraient libérés dans les vingt jours ; les deux parties informeraient la Croix-Rouge internationale du lieu de détention de leurs prisonniers et des mesures prises pour leur libération.
Cependant, le cessez-le-feu avait été dénoncé, dès l'annonce de l'accord des Rousses, par l'OAS. Intensifiant ses attaques contre les forces du FLN et de sa branche militaire, l'Armée de libération nationale (ALN), dans les villes d'Alger et d'Oran, mais aussi contre l'armée française, l'OAS tenta de rompre ce cessez-le-feu du 19 mars dans les jours qui suivirent. Son objectif était d'obliger les forces armées françaises à se ranger à ses côtés pour défendre la population française contre le FLN. Mais l'armée française, obéissant au Gouvernement, brisa en une semaine l'offensive de l'OAS à Alger (ratissage de Bab-El-Oued le 23 mars et fusillade de la rue d'Isly le 26 mars 1962), puis mit en échec la formation d'un maquis OAS dans l'Ouarsenis. Parmi les principaux dirigeants de l'OAS, le général Edmond Jouhaud fut arrêté à Oran le 25 mars, et le général Raoul Salan à Alger le 20 avril.
À partir de la mi-mai, la Zone autonome d'Alger, structure recréée le 1er avril par Si Azzedine (envoyé de Tunis en janvier 1962 par le GPRA), riposta au terrorisme de l'OAS par une rupture du cessez-le-feu, sans que le gouvernement français obtienne du GPRA son désaveu. Ainsi, l'Algérie sombrait de plus en plus dans le chaos. Cette insécurité générale entraîna l'exode massif des Français d'Algérie : fin 1962, il ne devait rester que 180 000 Français contre moins d'un million l'année précédente.
Après l'approbation massive des accords d'Évian par les électeurs de la métropole, lors du référendum du 8 avril 1962 (91 % de "oui"), le gouvernement français décida de poursuivre et même d'accélérer le transfert de souveraineté de la France à un nouvel État algérien. Durant cette période transitoire, la France maintenait sa souveraineté sur l'Algérie, administrée par le haut-commissaire de la République en Algérie, Christian Fouchet, en collaboration avec un exécutif provisoire algérien désigné d'un commun accord et présidé par l'ancien président de l'éphémère Assemblée algérienne, rallié au FLN, Abderrahmane Farès.
Le référendum d’autodétermination est organisé le 01 juillet en Algérie. À l'occasion de ce référendum, les électeurs devaient répondre à une double question : "Voulez-vous que l'Algérie devienne un État indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations du 19 mars 1962 ?", au lieu des deux questions distinctes souhaitées par le gouvernement français ("Voulez-vous que l'Algérie soit indépendante ? si oui, voulez-vous qu'elle coopère avec la France ?"). Le succès du "oui", prôné par les deux parties, fut massif (99,72 % des suffrages exprimés). Il impliquait que les accords d'Évian resteraient en vigueur après l'indépendance pour continuer à régir les relations futures entre les deux États.
Le résultat du référendum fut proclamé et reconnu par la France le 3 juillet. Le haut-commissaire de la République en Algérie, Christian Fouchet, laissa sa place au président de l'exécutif provisoire, Abderrahmane Farès, chargé d'organiser l'élection d'une assemblée constituante prévue en septembre pour que le peuple algérien désigne ses dirigeants légitimes. Le 5 juillet 1962 les fêtes célébrant l’indépendance commençaient.
Liste des abréviations :
AE : Affaires étrangères.
AF : Archives fédérales, Berne.
ALN : Armée de libération nationale.
CE : Conseil des Etats.
CIE : Commission indépendante d'experts Suisse – Seconde Guerre mondiale.
CN : Conseil national.
DFAE : Département fédéral des affaires étrangères.
DFJP : Département fédéral de justice et police.
DMF : Département militaire fédéral.
DPF : Département politique fédéral (dès 1979 : Département fédéral des affaires étrangères).
FLN : Front de libération nationale.
GPRA : Gouvernement provisoire de la république algérienne.
MNA : Mouvement national algérien.
MPF : Ministère public fédéral.
PVCF : Procès-verbal du Conseil fédéral.
OAS : Organisation armée secrète.
RAU : République arabe unie.
Bibliographie :
Entretien avec l’historien Pascal Perrenoud . le 17 mars 2012 , swissinfo.ch .
Le rôle de la Suisse dans les Accords d'Evian .Aperçu des relations de la Suisse avec l'Algérie la revue Politorbis. 03 juillet 2002.
C'était le 18 mars 1961 : la signature des accords d’Évian. Par Guy Pervillé professeur émérite d'histoire contemporaine à l'Université de Toulouse- Le Mirail.
Colloque " La Suisse et les accords d’Évian : d’une rive à l’autre, 60 ans après " 19-20 mars 2022, Genève et Lausanne.
Les 60 ans des accords d’Evian : la suisse le grand facilitateur de la paix en Algérie. Dorothée Myriam Kellou , le Monde, 16 Mars 2022.
Les contributions Suisses indispensables aux accords d’Evian. Marc Perrenoud , historien. lundi 14 mars 2022 , journal le temps.
Il y a 61 ans, le 19 Mars 1961 : les accords d’Evian.-Hanafi si Larbi .Le quotidien d’Oran .18 Mars 2023.
Les accords d’Evian d’une rive à l’autre. Les archives de la RTS et notre histoire.ch , dossier et entretiens réalisé par le journaliste David Glaser .
Les Accords d’Evian et de la fin de la guerre d’Algérie. E-Dossier Dodis (Documents diplomatiques Suisses)..