La place financière suisse en tant qu'instrument de la politique étrangère helvétique

Dans la fameuse Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses publiée en 1983, le regretté Roland Ruffieux (1921-2004) a souligné l’importance économique et financière de la Suisse dans le monde. Dans la foulée de Paul Bairoch (1930-1999) qui avait montré que, par tête d’habitant, celle-ci était un des pays dont les investissements à l’étranger étaient les plus élevés à la veille de la Première Guerre mondiale, Ruffieux analyse la participation de la Suisse, puissance industrielle avancée, aux aventures économiques des nations impérialistes et ses initiatives propres à travers un expansionnisme bancaire ou boursier qui ne correspond pas toujours à des marchés importants du commercer extérieur. Au début du XXe siècle, la Suisse occupe une position éminente grâce à trois facteurs : le montant considérable de ses capitaux placés à l’étranger, son rôle de plaque tournante à la fois comme centre financier et comme refuge fiscal. Mais, bien que la place financière suisse ait acquis alors une réputation internationale, « les relations financières privées ne furent pas utilisées comme arme diplomatique. S’il y a eu un colonialisme oblique, c’est donc à la seule initiative des investisseurs et des financiers qu’il est dû ; l’État ne s’en mêlera qu’après la Première Guerre mondiale » [1].

Ruffieux a fourni une indication qui constitue le fil rouge de la présente contribution. En effet, plus de deux décennies après cette publication, les études historiques sur les aspects financiers des relations extérieures de la Suisse se sont multipliées dans la foulée des travaux, comme ceux de Daniel Bourgeois, basés sur des archives publiques en Suisse [2]. De 1997 à 2002, la crise provoquée par les discussions sur la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale a permis des ouvertures partielles, conditionnelles et limitées des archives privées. En 2001 et 2002, la Commission indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale, présidée par Jean-François Bergier a publié 28 livres [3]. D’autres historiens ont publié des ouvrages qui apportent des informations nouvelles et permettent de poser quelques jalons supplémentaires sur les relations financières internationales. Il s’agit aussi bien de travaux universitaires [4] que de publications appuyées par les banques elles-mêmes [5].

Après un rappel des effets de la Première Guerre mondiale, nous allons évoquer les années 1930 et 1940. Enfin, des indications sur les années 1950 permettront de compléter une présentation de ce processus historique : parmi les nouveaux outils que la politique étrangère suisse peut utiliser au XXe siècle, les instruments financiers acquièrent une importance croissante après 1914.

LA CÉSURE DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Au cours de la Première Guerre mondiale et de l’entre-deux-guerres, la place financière suisse gagne en autonomie et en importance, ce qui a des effets sur la politique étrangère de la Confédération [6]. Désormais, on ne peut plus considérer les banques suisses comme des satellites des établissements étrangers. Leur croissance stimulée par l’afflux de capitaux étrangers leur permet d’acquérir des capacités considérables de placement et de mobilisation. Les autorités fédérales peuvent alors accorder ou faciliter des crédits afin d’obtenir des concessions et des avantages pour assurer l’approvisionnement du pays [7]. Elles se trouvent dans une situation nouvelle qui permet d’utiliser les besoins en francs suisses des autorités étrangères.

L’exécutif fonctionne alors sur la base de la loi sur l’organisation de l’administration fédérale adoptée par le Parlement le 26 mars 1914. Après plusieurs années de discussions, cette loi détermine la répartition des compétences des sept Départements (c’est-à-dire des ministères). Elle instaure un Département politique (expression helvétique pour désigner le ministère des Affaires étrangères) qui ne change plus chaque année de chef. En effet, ce n’est plus le président de la Confédération (c’est-à-dire, à tour de rôle et pour une année, un des sept membres du gouvernement) qui doit diriger la diplomatie, mais un conseiller fédéral ad hoc. Le Département politique (DPF) acquiert ainsi une stabilité et se voit aussi attribuer la Division du commerce (DC), chargée des négociations internationales, malgré des réticences des milieux paysans qui estimaient que cette importante structure devait rester rattachée au Département du commerce, de l’industrie et de l’agriculture. Afin de mieux coordonner les négociations internationales, la loi de 1914 instaure aussi une délégation du Conseil fédéral pour les douanes et les traités de commerce, qui réunit les trois chefs du DPF, du Département de l’économie publique (DFEP) et du Département des finances et des douanes (DFFD) [8].

En fait, dès juin 1917, à la suite de la démission d’Arthur Hoffmann, son successeur à la tête du DPF se voit retirer la responsabilité de la DC qui revient sous la compétence du chef du DFEP. C’est donc celui-ci qui a la haute main sur les négociations commerciales. Avant et après 1918, les relations économiques extérieures de la Suisse sont toujours plus influencées par l’essor de la place financière suisse. Les entretiens avec les autorités étrangères font ressortir leurs besoins en francs suisses, tandis que les milieux d’affaires suisses cherchent à préserver leurs investissements à l’étranger menacés par les destructions, les nationalisations et les difficultés de transferts. C’est au cours de l’immédiat après-guerre que les relations étroites entre les autorités fédérales et les milieux financiers s’instaurent sur de nouvelles bases. D’une part, la Banque nationale suisse (BNS) dispose désormais d’une monnaie convoitée : fondée en 1907, l’institut d’émission s’est hissé en quelques années parmi les solides banques centrales européennes. La BNS veille à la stabilité économique du pays avec une large autonomie pour déterminer sa politique monétaire sans ingérences gouvernementales. D’autre part, fondée en 1912, la principale organisation qui regroupe les milieux bancaires, l’Association des représentants de la Banque en Suisse, se réorganise. Appelée désormais Association suisse des banquiers (ASB), elle crée en son sein un « Comité Allemagne » en 1919 qui réunit des délégués des principales banques engagées en Allemagne. Par la suite, d’autres comités internes de l’ASB seront créés pour gérer les relations bilatérales avec différents pays ou pour traiter des problèmes tels que celui de l’étalon-or. Les responsables de ces comités de l’ASB seront désormais associés aux négociations internationales, car leurs secrétaires (ou leurs présidents) seront nommés par le Conseil fédéral à maintes reprises parmi les membres des délégations suisses chargées de négocier avec des États étrangers [9].

Au cours des années 1920, les problèmes de coordination des initiatives et des propositions apparaissent dans les relations extérieures de la Confédération. Les capacités financières de la Suisse sont utiles pour la stabilisation de l’Autriche comme pour celle de la Roumanie. En échange de ces facilités, les diplomates tentent d’obtenir des contreparties pour les intérêts suisses dans ces pays. Comme l’a montré Pierre Guillen, les relations financières franco-suisses sont désormais caractérisées par les besoins français de crédits que les négociateurs suisses peuvent assortir de conditions favorables à leurs divers intérêts [10]. On peut aussi constater que les objectifs des différents protagonistes suisses ne coïncident pas toujours : les établissements bancaires multiplient les exportations de capitaux (d’origines indigènes et étrangères), tandis que la BNS redoute un assèchement du marché financier interne et que les milieux industriels s’inquiètent de la chute des exportations vers l’Hexagone en proie à des difficultés économiques et politiques. Les autorités gouvernementales doivent donc s’efforcer de favoriser la coordination des activités internationales, mais d’une part le DPF reste peu doté en personnel et d’autre part le DFFD, fidèle au libéralisme, rechigne à renforcer les compétences étatiques. Les activités diplomatiques peuvent être coordonnées et efficaces quand les intérêts des différents protagonistes suisses convergent. C’est notamment le cas en 1929 afin d’obtenir que la Banque des règlements internationaux s’installe à Bâle. Les représentants bancaires et officiels suisses parviennent ainsi à obtenir une reconnaissance internationale de la Suisse considérée comme un pôle de stabilité économique, monétaire et politique [11].

LES EFFETS DE LA CRISE DES ANNÉES 1930

Dès 1929, la crise mondiale frappe la Suisse, puis, en 1931, l’effondrement des banques en Allemagne et en Europe centrale affecte les établissements financiers suisses. Leurs difficultés amèneront la Confédération à intervenir en injectant des capitaux et en prenant des mesures législatives. Entrée en vigueur le 1er mars 1935, la loi fédérale sur les banques et les caisses d’épargne instaure un certain contrôle de la Confédération. La Commission fédérale des banques, quoique présidée par d’anciens conseillers fédéraux, n’est pas érigée en organe de l’administration fédérale. Le secret bancaire bénéficie d’une consécration légale dont bénéficient les établissements financiers [12]. Malgré les difficultés économiques et monétaires, la place financière suisse continue d’inspirer confiance et d’attirer les capitaux [13].

Afin de défendre leurs intérêts et de pouvoir retirer les capitaux placés à court terme en Allemagne, les banques développent une diplomatie spécifique. Leurs contacts internationaux et leurs prestations financières leur permettent de conclure des accords de prorogation sans que les autorités fédérales puissent intervenir. Il faudra attendre 1944 pour que celles-ci soient mieux informées de ces entretiens entre banquiers suisses et allemands [14]. Une autre partie des créances financières sera soumise aux accords de compensation conclus dès 1934 entre la Suisse et le Reich. Dans ce cadre, des conflits opposent les différents milieux économiques afin de répartir les sommes transférables. Banquiers, industriels, assureurs, entreprises touristiques, créanciers individuels, tous cherchent à pouvoir bénéficier des conditions le plus favorables possibles, ce qui exacerbe les concurrences et les rivalités. La mise en place de l’Office suisse de compensation (OSC), organisme paraétatique chargé de gérer des transactions selon des règles d’une complexité croissante, implique l’émergence d’une bureaucratie qui contrôle une part grandissante des relations économiques extérieures. C’est dans ce contexte que la délégation pour les douanes et les traités de commerce est remplacée dès 1935 par la délégation économique et financière du Conseil fédéral. Elle réunit les chefs des trois départements (DPF, DFEP et DFFD) [15].

Malgré les crises, les banques en tant que secteur clé de l’économie renforcent leurs positions [16], mais elles doivent composer avec les autres branches économiques, en particulier les industries qui conservent un rôle primordial. En effet, le « Vorort » de l’Union suisse du commerce et de l’industrie occupe une place hégémonique, ce qui permet à son président et à son directeur d’être partie prenante de toutes les décisions essentielles pour la politique étrangère [17].

L’essor de la place financière offre des possibilités aux diplomates suisses de résoudre des difficultés et d’aboutir à des accords. L’exemple de la France illustre cette évolution. Dès 1929, des négociations sont ouvertes pour éviter la double imposition, mais les Français veulent des dispositifs considérés par les Suisses comme des mesures d’assistance fiscale, ce qui empêche la conclusion d’un accord. La situation reste bloquée jusqu’à ce que la France ait besoin de capitaux pour financer le réarmement. Les autorités suisses saisissent cette occasion pour obtenir d’elle, le 13 octobre 1937, la conclusion d’une convention de double imposition exempte de toute clause d’entraide fiscale. Les banques suisses peuvent ainsi continuer d’attirer et de gérer d’énormes capitaux provenant de l’Hexagone. Confrontées à la nécessité impérieuse de recourir au marché financier suisse, les autorités françaises doivent aussi accepter de renoncer à des mesures administratives contre l’évasion fiscale qui avaient entravé les activités des banquiers suisses en France dès 1932 [18]. Au cours de l’hiver 1938-1939, les diplomates peuvent ainsi poser des conditions favorables aux intérêts suisses et obtenir des concessions importantes.

PROBLèMES FINANCIERS ET APPAREIL DIPLOMATIQUE SUISSE (1939-1945)

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la défense des intérêts privés à l’étranger et la préservation des capacités du système bancaire occupent une part croissante dans les activités des diplomates suisses.

Dans le domaine commercial, pour éviter une répétition des difficultés rencontrées de 1914 à 1918, l’organisation de l’économie de guerre a été préparée avant même l’éclatement du conflit. Les relations entre les autorités politiques et les milieux privés sont codifiées dans le but de sauvegarder l’indépendance, la neutralité et la prospérité de la Suisse. C’est dans ce cadre que le Conseil fédéral nomme le 12 septembre 1939 une « délégation élargie » pour les négociations économiques avec l’étranger, composée du directeur de la DC, Jean Hotz, du Pr Paul Victor Keller, délégué du Conseil fédéral aux accords commerciaux, de Heinrich Homberger, le directeur du Vorort, d’Ernst Laur, dirigeant de l’Union suisse des paysans, de Peter Vieli, ancien haut fonctionnaire devenu en 1937 directeur général du Crédit suisse et président du Comité Allemagne de l’ASB, du parlementaire Max Gafner, président de la Fédération suisse du tourisme, et de Robert Kohli, spécialiste des questions financières au DPF [19]. Le Conseil fédéral désigne ces personnalités chargées le même jour de diriger les entretiens avec l’Allemagne et avec la France. Sur le moment, le gouvernement ne fonde pas sa décision sur une analyse élaborée. Il s’agit d’une mesure pragmatique qui instaure un nouvel outil de la politique étrangère. En fait, on parlera désormais de la « délégation permanente pour les négociations avec l’étranger » dont le noyau se forme avec trois personnalités : Jean Hotz, Heinrich Homberger et Robert Kohli. Ce triumvirat dirige les négociations internationales de « manière presque autoritaire » [20], en mécontentant parfois les responsables de la BNS, de l’ASB ou des finances fédérales pendant la Seconde Guerre mondiale.

Afin d’obtenir des concessions des belligérants, les négociateurs suisses peuvent utiliser les prestations financières. C’est ce qu’exprime le chef du DPF et président de la Confédération, Marcel Pilet-Golaz, lors d’une séance qui réunit le 21 juin 1940 la délégation économique « élargie » et la délégation financière du Conseil fédéral. Il évoque la situation militaire et les pressions allemandes qui permettent au Reich de poser des conditions draconiennes. « Il ne s’agira pas d’une invasion militaire, mais ils nous ont déjà mis la corde au cou. [...] Nous devons sacrifier tout ce qui est secondaire et accessoire pour sauver ce qui est l’essentiel pour le ravitaillement du pays. En concluant il s’agit premièrement de donner l’argent réclamé. Il serait inopportun de discuter sur 1 million de plus ou de moins. » [21] En août 1940, les négociations germano-suisses aboutiront à un accord qui prévoit un premier crédit de clearing de 150 millions de francs suisses. Des facilités financières seront aussi accordées à l’Italie fasciste, avec l’appui de Pilet-Golaz, convaincu de la nécessité d’utiliser les arguments économiques pour apaiser l’Axe.

Au début de 1941, les Allemands réitèrent et multiplient leurs exigences et pressions sur la Suisse afin d’obtenir des prestations économiques supplémentaires. C’est alors qu’Homberger insiste auprès de la délégation financière du Conseil fédéral pour que le crédit soit augmenté afin que le Reich apprécie d’autant plus la Suisse en tant qu’État indépendant [22]. Les sommes exigées atteignent de tels montants que la BNS s’inquiète des risques inflationnistes. En mai 1941, le dirigeant patronal renouvelle ses arguments afin de convaincre les trois conseillers fédéraux. Appuyés par les autres milieux économiques, Homberger parvient à ses objectifs malgré les réticences du chef du DFFD qui s’inquiète des déficits provoqués par le financement étatique de ces concessions au IIIe Reich. L’accord germano-suisse du 18 juillet 1941 prévoit un crédit de 850 millions de francs suisses [23]. De plus, en laissant les Allemands bénéficier librement des multiples prestations de la place financière suisse (or, devises, transactions multilatérales, etc.), les négociateurs suisses peuvent préserver la Confédération [24].

Souvent financées par les institutions étatiques, ces facilités permettent de négocier avec l’Axe, mais posent des problèmes dans les relations avec les Alliés. Dès 1940, les diplomates suisses s’attachent à justifier les activités suisses afin que les Anglo-Saxons tiennent compte des spécificités de la Confédération. En décembre 1940, avec l’aide du banquier Felix Somary, la légation de Suisse à Washington adresse un long exposé aux Américains sur la place financière helvétique afin d’éviter des mesures de blocage [25]. À Londres, des informations compromettantes sur les transactions menées par les banques suisses ont été réunies, mais les responsables britanniques décident en 1940 de renoncer à des mesures hostiles, car les prestations des banquiers suisses et les informations qu’ils communiquent aux diplomates du Royaume-Uni sont considérées comme indispensables [26]. Cette bienveillance britannique en 1940 entraîne que les premières informations sur une « liste noire », dressée à Londres, n’inquiètent guère les diplomates suisses [27]. Toutefois, de mois en mois, les pressions sur les établissements bancaires vont augmenter. À partir de 1942, l’accentuation de la guerre économique, en particulier dans le domaine financier, posera à la politique étrangère suisse des difficultés croissantes qui atteindront leur paroxysme de 1944 à 1946.

Dès l’hiver 1940-1941, il ressort des informations parvenues en Suisse que les menaces qui pèsent sur les intérêts financiers nécessitent l’utilisation de nouveaux outils diplomatiques. L’intervention de la Confédération dans les mécanismes économiques pose des problèmes d’ordre intérieur et des difficultés dans les relations extérieures. Le DPF se trouve confronté à de nouvelles questions : comment négocier et justifier l’octroi de crédits publics massifs favorisant certains belligérants et suscitant les critiques des autres ? Quand et comment intervenir par la voie diplomatique pour défendre les intérêts suisses dans divers pays, en particulier aux États-Unis ?

Avant 1939, la préparation institutionnelle et juridique à la guerre n’a pas eu d’effets sur les instruments financiers de la politique étrangère malgré des discussions en 1935 et 1936 [28]. Selon la loi du 26 mars 1914, le DPF doit assurer la défense des intérêts financiers de la Suisse à l’étranger. De fait, cette défense entre aussi dans les compétences d’autres services fédéraux dont les activités et les politiques ne sont pas toujours coordonnées. De plus, en raison même du libéralisme économique, l’État n’a en principe que des possibilités limitées d’investigation et d’intervention dans le domaine des relations financières internationales. La Confédération ne dispose pas d’une banque d’État, puisque la banque d’émission est une société de droit privé chargée par la loi de 1931 d’effectuer un compromis entre les besoins de la Confédération, de l’économie privée et des banques. En principe, les banques et la BNS préfèrent régler leurs relations par des « Gentlemen’s agreements » ou des conventions plutôt que par des lois et des ordonnances fédérales. Souvent, les autorités politiques et monétaires ne peuvent pas intervenir dans des transactions financières, car elles ne connaissent ni leur importance exacte ni leur réalité ; mais les belligérants s’intéressent à plus d’un titre à la place financière suisse dont le développement prend une ampleur qui influe sur la conduite de la politique étrangère de la Confédération.

C’est dans le but de mieux coordonner la politique de neutralité et la défense des avoirs suisses dans le monde que le Conseil fédéral décide le 4 novembre 1941 de créer la Section du contentieux et des intérêts privés à l’étranger (SCIPE) au sein de la Division des affaires étrangères (DAE) du DPF. Cette nouvelle structure résulte d’une proposition signée par sept conseillers nationaux, emmenés par le radical Gottfried Bachmann, président du Conseil de Banque de la BNS dont il préside le directoire de 1925 à 1939 [29].

Dans cette requête de juin 1941, il est relevé que les créances financières suisses dans le monde sont une composante essentielle de la richesse de la Suisse, qu’elles peuvent être évaluées à au moins 8 milliards de francs dont les revenus annuels sont de l’ordre de 320 à 400 millions ; il est donc nécessaire de vouer une attention constante à la défense de ces intérêts qui doivent être considérés comme des investissements durables et être protégés à la fois en tant que colonies suisses à l’étranger et en tant que facteurs favorables à la balance des paiements [30]. Les investissements suisses à l’étranger profitent de l’ensemble de l’économie nationale et doivent donc être défendus systématiquement ; il s’agit de problèmes dans les négociations bilatérales, mais surtout de la position actuelle et future de la Suisse dans le monde. C’est dans ce sens qu’est proposée la création d’une section ad hoc au sein d’un des départements fédéraux, qui devrait travailler en liaison constante avec des organisations comme l’OSC, la BNS ou l’ASB.

Le Conseil fédéral entame sans tarder une procédure de consultation des associations économiques et reçoit les trois réponses du Vorort, de l’ASB et des compagnies d’assurances. Le directeur du Vorort partage l’opinion des parlementaires sur les faiblesses de l’administration fédérale qui empêchent d’assurer une unité et une continuité dans la défense des intérêts suisses à l’étranger. Homberger propose donc une réorganisation du DPF pour qu’il puisse mieux remplir cette fonction [31]. L’ASB accorde une telle importance à ce problème qu’elle institue une commission spéciale pour définir sa position. Dans sa réponse, elle rappelle qu’en 1919 déjà elle avait, en accord avec le DPF et la BNS, modifié son organisation et créé des comités spécialisés dans la défense des créances financières suisses dans les différents pays. Ces comités, tel que le Comité Allemagne de l’ASB, ont acquis une importance supplémentaire en raison des accords de clearing, mais se sont heurtés au primat des milieux industriels. L’ASB salue avec enthousiasme l’intention des autorités fédérales de défendre les intérêts financiers avec plus d’efficacité et de constance [32]. Les représentants de l’Association des compagnies suisses d’assurances concessionnées (ACSAC) soutiennent aussi la démarche des parlementaires et proposent des enquêtes sur le montant précis des créances financières, ce qui soulève un problème lancinant, car les diplomates sont le plus souvent dépourvus d’outils statistiques [33].

Chargé d’élaborer la position du DPF, Robert Kohli commence son rapport par un rappel : il n’existe pas un pays dans le monde sans investissement suisse sous quelque forme que ce soit [34]. Selon Kohli, cette universalité détermine une politique étrangère guidée par la neutralité, par la volonté d’entretenir des relations avec tous les pays. Or, la complexité des négociations économiques internationales a souvent relégué le DPF au second rang, alors que la BNS ou l’OSC jouent un rôle central. La défense efficace des intérêts financiers à l’étranger exige davantage qu’une maîtrise technique des problèmes. Il est nécessaire d’élaborer et de suivre une politique planifiée et prospective. La conduite de cette politique devrait tenir compte des problèmes commerciaux (traités par la DC), des enjeux monétaires (exprimés par la BNS et des contraintes budgétaires (gérées par le DFD). De plus, une part essentielle des relations financières internationales relève de la compétence de personnes privées et non d’administrations publiques. Or, pour défendre les intérêts privés face aux gouvernements étrangers, il est nécessaire de désigner un interlocuteur représentatif. Certes, l’ASB aspire à représenter les milieux financiers de la même manière que le Vorort, mandataire des industriels. Toutefois, elle ne compte pas parmi ses membres l’ensemble des établissements ou des hommes d’affaires qui jouent un rôle dans les transactions financières avec l’étranger. Fort de ses expériences de diplomate professionnel, Kohli souligne la dispersion des milieux financiers. Des divergences apparaissent entre les propriétaires individuels de titres, les créanciers hypothécaires, les grandes banques et les banquiers privés. Même l’ASB ne bénéficie pas de l’unanimité dans les milieux qu’elle aspire à représenter. Il manque donc une organisation qui puisse réunir les créanciers financiers et les défendre avec autant d’efficacité et de poids que les autres groupes économiques défendus par des associations influentes [35]. Il devient donc nécessaire que l’État remplisse un rôle spécifique d’élaboration et de conduite d’une politique s’efforçant de concilier les exigences, parfois contradictoires, des différentes catégories de créanciers financiers et les préoccupations des administrations publiques.

C’est sur la base de l’argumentation de Kohli que le Conseil fédéral décide la création d’une section du DPF chargée de mieux organiser et de renforcer la protection des intérêts financiers suisses à l’étranger. Il précise que le représentant du DPF participera à toutes les négociations économiques importantes, mais celles-ci continuent sous la direction formelle de la DC, en fait sous celle du duo Hotz-Homberger. Dans sa décision, le Conseil fédéral définit les créanciers financiers suisses comme étant ceux qui possèdent des actifs à l’étranger, à savoir les banques et les compagnies d’assurances, les propriétaires de titres étrangers, l’industrie suisse d’exportation avec ses importants établissements étrangers (succursales, filiales, dépôts de marchandises, créances nées du commerce de transit, etc.), les 300 000 à 400 000 Suisses qui, pour diverses raisons, possèdent des avoirs à l’étranger (héritage, mariage, revenu du travail, etc.). « Ces avoirs ont une importance primordiale pour la balance suisse des paiements. Ils doivent être défendus avec persévérance et fermeté, afin que la Suisse puisse maintenir après la guerre la position que son travail assidu lui a acquise dans l’économie mondiale. » [36] Le Conseil fédéral de 1941 exprime ainsi une certaine vision de la place de la Suisse dans le monde et d’une volonté d’étendre les compétences financières du DPF dans la perspective de l’après-guerre. Même dans des milieux peu enclins à solliciter une extension des compétences étatiques, la création de la SCIPE et la nomination de son chef sont saluées en termes favorables. En 1942, l’Association des banquiers privés de Suisse (fondée en 1934 en réaction à la loi fédérale sur les banques) rappelle le vœu formulé dès le début de la guerre et réitéré à plusieurs reprises, « que l’un des départements fédéraux fût plus spécialement chargé de suivre ces questions, au lieu qu’elles soient traitées par différents services. C’est ce qui a été finalement décidé : au lieu de créer une commission ou une institution entièrement nouvelle, le Conseil fédéral a chargé le DPF de la défense des capitaux suisses investis à l’étranger. À la tête de ce service, a été appelé M. le conseiller de légation Kohli. Nous ne pouvons que nous féliciter de la décision du Conseil fédéral et du choix de ce haut fonctionnaire dont nous avons, à plusieurs reprises, pu apprécier la parfaite courtoisie et la compétence. La défense des capitaux suisses à l’étranger est dorénavant centralisée entre ses mains » [37].

D’abord assez discrète, tout en accumulant et centralisant toutes sortes d’informations sur les problèmes de la place financière suisse, la SCIPE prend au fil des mois une importance considérable au sein du DPF, puis des autres cercles gouvernementaux. Au cours de la séance de septembre 1944 de la commission des Affaires étrangères du Conseil national, jetant un regard rétrospectif sur l’organisation du DPF pendant la guerre, le conseiller fédéral Pilet-Golaz rappelle que la DC dépendait jusqu’en 1917 du DPF et qu’elle est désormais subordonnée au DFEP. Il considère que cette séparation est problématique à cause des liens étroits entre les problèmes économiques et politiques. Dressant le tableau des « constructions provisoires » rendues nécessaires par la guerre, le chef du DPF souligne que la SCIPE est « la Division commerciale et financière du Département ». Il s’agit en fait plus d’une division que d’une section, en d’autres termes, d’une véritable « deuxième division » pratiquement aussi décisive que la Division des affaires étrangères dont elle absorbe plus d’un tiers du personnel [38].

Le poids grandissant de la SCIPE provoque quelques tensions au sein de l’administration fédérale : les experts du DFD estiment que la SCIPE s’appuie sur la tendance générale à un interventionnisme étatique pour imposer des décisions qui tiennent plus compte des intérêts privés ou des pressions étrangères que d’une gestion prudente des finances publiques [39]. Des conflits de compétence opposent parfois la DC à la SCIPE dans la mesure où la distinction entre créances « commerciales » et « financières » est souvent théorique, notamment dans le cas des entreprises industrielles suisses qui possèdent d’importantes succursales à l’étranger. Les relations de la SCIPE et de la BNS sont aussi caractérisées par certaines phases de tensions : l’institut d’émission tient à mener de manière autonome la politique monétaire, afin de lutter contre l’inflation, sans qu’elle soit utilisée comme instrument au service de la politique étrangère ou de la politique commerciale. Mais Kohli conteste cette autonomie dans un monde où la monnaie est devenue un instrument éminent de la politique étrangère des belligérants qui cherchent à utiliser ou à critiquer la politique monétaire de la BNS. Selon lui, il importe de présenter face à l’étranger un front unique et d’affirmer que la politique monétaire a, comme une pièce de monnaie, deux faces, l’une monétaire, l’autre diplomatique [40].

En fait, la SCIPE est l’interlocuteur privilégié des milieux financiers. D’innombrables personnes physiques et morales s’adressent à ses services pour demander des renseignements sur les législations étrangères ou des conseils pour des démarches diplomatiques. C’est ainsi qu’une masse de renseignements sur les relations financières internationales de la Suisse est accumulée par la SCIPE, afin d’être en mesure de décider et de déterminer la manière dont la protection diplomatique suisse pouvait être exercée. Cependant, plusieurs dossiers traités par la SCIPE posent des questions délicates aux diplomates helvétiques : selon quels critères définir les « intérêts suisses à l’étranger » ? Suffit-il qu’une entreprise ait son siège social en Suisse pour qu’elle soit considérée comme suisse et puisse bénéficier de la protection diplomatique de la Confédération ? De plus, le « colonialisme oblique » de la Suisse signifie que ces capitaux suisses sont intégrés dans des relations complexes et multilatérales : plusieurs exemples montrent que des intérêts suisses souvent considérables sont investis dans des entreprises ayant leur siège dans un pays et des activités économiques dans un pays tiers. Dans ces conditions, des législations et des décisions de plusieurs gouvernements peuvent menacer des intérêts privés suisses. Que répondre aux propriétaires sollicitant une protection diplomatique ? Dans les circonstances particulières de la guerre, des transferts de propriété s’opèrent dans des conditions douteuses. Comment juger quelles sont les « acquisitions de bonne foi » susceptibles d’être justifiées face à des autorités étrangères recherchant le butin des pillages ? Dans quelles conditions les moyens de communication de l’appareil diplomatique suisse peuvent-ils être utilisés pour transmettre des informations nécessaires à la gestion d’entreprises suisses à l’étranger ?

On pourrait multiplier les exemples caractéristiques de cette « diplomatie financière » que le DPF développe au cours de la guerre. L’importance grandissante des problèmes financiers est perceptible à Berne, mais aussi dans les postes diplomatiques à l’étranger. Les représentants suisses sont amenés à traiter des questions parfois très techniques nécessitant des connaissances particulières. Il apparaît aussi que les États-Unis sont le pays qui a bloqué le stock le plus important de capitaux gérés par des banques suisses et qui fourbit les menaces les plus graves pour le secret bancaire. Ces deux facteurs expliquent que la légation de Suisse à Washington ait dû faire appel à un conseiller financier en la personne d’un ancien directeur général du Crédit suisse, Joseph Straessle, dont la nomination auprès du ministre C. Bruggmann est officielle en 1943. Confirmé par le Conseil fédéral, ce rôle illustre l’impact de la Seconde Guerre mondiale sur les relations entre les banques et la Confédération.

Des liens familiaux et professionnels entre les milieux bancaires et le corps diplomatique peuvent être analysés [41]. Le primat des dirigeants bancaires ne doit pas être surestimé. On ne trouve pas en Suisse de cas analogues à la famille Wallenberg en Suède : Jacob Wallenberg, directeur général de l’Enskilda Bank participe aux négociations économiques avec le IIIe Reich, tandis que son adjoint à la tête de la banque, son frère Marcus préside la délégation suédoise pour les négociations avec la Grande-Bretagne de 1939 à 1943 [42]. Les deux banquiers suédois occupent ainsi des fonctions qui, en Suisse, sont confiées à de hauts fonctionnaires ou à des dirigeants d’organisations patronales. Les milieux bancaires ne cessent de se plaindre du poids primordial du Vorort et des industriels. Néanmoins, la place financière ressort renforcée de la Seconde Guerre mondiale.

LES CRÉDITS PUBLICS DANS L’IMMÉDIAT APRÈS-GUERRE

Au cours de l’année 1945, des crédits publics sont accordés afin de surmonter l’isolement international de la Confédération. C’est d’abord la France qui bénéficie des avantages les plus considérables en mars 1945 [43]. Malgré les concessions acceptées au début de l’année à Berne, les Alliés accentuent leurs pressions sur la Suisse, en particulier à cause des liens financiers avec l’Axe. Afin de favoriser une attitude plus conciliante du Royaume-Uni, le Conseil fédéral accorde un crédit qui sera intégré dans l’accord bilatéral de mars 1946. Les négociateurs suisses sont alors dans une position plus favorable dans les négociations avec les Alliés occidentaux. Si les Américains expriment une sévère intransigeance, les Britanniques et les Français se montrent plus compréhensifs pour la Confédération. En jouant sur des rivalités et des divergences et en utilisant l’évolution internationale caractérisée par les débuts de la guerre froide, les négociateurs suisses parviennent, malgré des difficultés et des ruptures, à obtenir à Washington un accord qui préserve l’essentiel : les multiples capacités de la place financière suisse peuvent continuer à fonctionner. Au lendemain de la signature de l’accord, William Rappard écrira au chef du DPF que la Suisse s’en est tirée à si bon compte que « cela représente presque un miracle diplomatique » [44].

En fait, les années 1944-1946 représentent une phase de collaboration très étroite entre les diplomates et les banquiers suisses. D’une part, à cause de la guerre, l’État est devenu le plus gros débiteur des établissements financiers et en même temps une des sources les plus sûres de leurs actifs rémunérateurs. C’est finalement le Conseil fédéral qui accepte de prendre des risques dans les relations extérieures en négociant avec les États étrangers des crédits considérables. Pour les financer, il recourt aux emprunts auprès des banques. À la fin de 1945, l’ensemble des engagements et créances de la Confédération à l’étranger dépasse les 3 milliards de francs suisses, de la sorte la Confédération doit assumer des charges d’intérêts estimées à 50 millions de francs sur les emprunts contractés à cet effet depuis 1940 [45]. La Confédération ne prend guère de mesures contraignantes sur les transactions financières. Elle n’introduit pas de contrôle des changes et n’intervient pas sur le marché des valeurs mobilières. De 1939 à 1946, les autorités fédérales ont eu les moyens d’obtenir des concessions décisives des belligérants en utilisant les outils financiers. Elles ont aussi permis à la place financière suisse d’être préservée de toute invasion militaire et d’une ingérence étatique insupportable. On peut donc affirmer une double instrumentalisation : non seulement la place financière suisse a été un outil de la politique étrangère de la Confédération, mais aussi la diplomatie officielle a été un instrument indispensable pour les banques suisses.

Dès les débuts de la guerre froide, les banquiers suisses constatent qu’ils bénéficient de la bienveillance des États occidentaux qui atténuent leurs critiques à cause des liens avec l’Axe et leurs collaborateurs. Dans ce contexte, les exportations de capitaux redeviennent l’affaire des banques. Paul Keller, qui quitte l’administration fédérale pour devenir en 1947 président de la direction générale de la BNS, exprime cette évolution. En 1950, il expose aux diplomates suisses sa vision de l’histoire des relations financières internationales : Londres ne peut plus occuper la place centrale qu’elle a développée au XIXe siècle et que New York aspire désormais à assumer. Cette évolution ouvre des possibilités pour la Suisse en tant que pays dont les structures et les traditions impliquent que les capitaux y sont excédentaires et doivent donc être exportés. Elle doit donc être un « réservoir européen de capitaux » qui intéresse aussi bien les pays étrangers que les entreprises suisses [46]. En 1953, il précise les fonctions des uns et des autres. « La responsabilité pour les opérations d’exportations de capitaux incombe aux banques, qui les font ou qui servent d’intermédiaires. Jusqu’à aujourd’hui, quand la Confédération, dans les années de guerre ou d’après guerre, a octroyé des crédits à l’étranger par des accords de paiements ou de compensation, cela a toujours été sous la pression d’une contrainte, qui provenait en premier lieu de la cessation de l’exportation privée de capitaux causée par les complications de l’économie mondiale et à laquelle il fallait dans la mesure du possible apporter un correctif. » [47]

La politique étrangère suisse ne dispose plus d’outils financiers aussi importants que pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette évolution se traduit dans les nouvelles structures administratives. Après 1945, le rôle de la délégation économique permanente, présidée par le directeur de la DC, est confirmé et consolidé [48]. Compétente pour les discussions stratégiques, la délégation économique et financière du Conseil fédéral est présidée par le président de la Confédération ou par son suppléant [49]. En ce qui concerne le DPF, dès mars 1946, une nouvelle organisation interne est adoptée, ce qui implique que la section financière occupe une place moindre.

L’EXEMPLE DES RELATIONS AVEC LA FRANCE DANS LES ANNÉES 1950

Après la guerre, les outils diplomatiques utilisés de 1937 à 1939 s’avèrent toujours efficaces. Lors des négociations pour réviser et étendre la convention du 13 octobre 1937 en vue d’éviter les doubles impositions, des propositions françaises provoquent des réactions des milieux financiers : « Les représentants de l’ASB élevèrent à cette occasion les plus vives protestations contre toute clause d’entraide fiscale quelconque, insistant sur le fait qu’une clause même extrêmement limitée, même sans signification pratique, pourrait malgré tout semer la panique parmi les détenteurs français de capitaux placés en Suisse et entraîner un retrait massif de ces capitaux, situation qui causerait un dommage énorme à notre pays, non seulement aux banques mais encore à toute notre économie et à nos finances. » [50] L’insistance et la virulence des représentants bancaires bloquent les négociations, malgré les intérêts des autres milieux économiques à aboutir à un accord. Un fait nouveau intervient en août 1952. En effet, des émissaires du gouvernement français entamèrent des tractations avec des banques suisses en vue d’un emprunt de 100 millions de francs suisses. Cette occasion est saisie pour obtenir une formulation si vague que la nouvelle convention ne menace plus les intérêts des banques et sera signée le 31 décembre 1953.

Les besoins étrangers en capitaux que la Suisse peut fournir offrent des possibilités pour les diplomates helvétiques, mais suscitent aussi des difficultés, comme le note en 1954 le chef du DPF. En effet, des entreprises françaises (Péchiney, EDF, SNCF, Charbonnages de France) ont bénéficié d’emprunts accordés par les banques suisses, ce qui procure des devises à la France. Lors de son entretien avec Petitpierre, au moment de la Conférence de Genève sur l’Indochine, Pierre Mendès France exprime la reconnaissance de la France pour ces prestations financières [51]. Mais, en même temps, il faut constater que la coordination entre les différents départements fédéraux et les acteurs privés des relations extérieures de la Suisse souffre de problèmes de compétences et d’informations inégales. Il s’agit d’un défi important et complexe pour la diplomatie suisse, comme le note Max Petitpierre, le 21 avril 1954, après un entretien avec Reinhardt, directeur général du Crédit suisse [52]

Lors de la crise financière de la France de 1956 à 1958, la Suisse peut aussi utiliser ses potentialités financières pour participer à l’aide dans le cadre de l’Union européenne de paiements. Comme l’a montré Antoine Fleury, il s’agit à la fois d’une volonté d’améliorer les relations bilatérales et d’une tentative de justifier la politique européenne de la Suisse [53]. Au cours de l’année 1958, des sociétés françaises bénéficient de crédits bancaires : en août 1958, SIMCA bénéficie d’un crédit de 12 millions de dollars accordés par le Crédit suisse. Au cours de l’automne, un projet d’emprunt de Saint-Gobain pour 50 millions de francs suisses est discuté parmi les responsables de la politique économique extérieure. Certains hauts fonctionnaires de la DC proposent de faire comprendre au gouvernement français qu’il doit faire des concessions, notamment commerciales, s’il veut faire appel au marché financier suisse [54]. À la suite d’une démarche pressante du directeur général du Crédit suisse très motivé par cet emprunt et compte tenu du scepticisme du DPF sur l’efficacité d’un éventuel refus, l’emprunt est autorisé sans conditions par les autorités fédérales. Hans Schaffner (1908-2004), qui dirige la DC depuis 1954 et donc préside la Délégation économique permanente, s’aligne sur la position exprimée par le grand banquier, tout en affirmant que l’exportation des capitaux est « la carte la plus précieuse pour la défense de la Suisse » [55].

En février 1959, à l’occasion de son premier entretien avec l’ambassadeur de Suisse, le Premier ministre français Michel Debré lui « expliqua que le développement économique de la France nécessitait des capitaux considérables, entre autres pour améliorer l’équipement industriel. Il songeait à faire appel au marché suisse, soit par des emprunts d’entreprises privées, soit éventuellement pour un emprunt d’État » [56]. Au cours du même entretien, le chef de l’exécutif aborde aussi le problème des opérations financières opérées en Suisse par le FLN algérien. Ses reproches restent modérés et Debré atténuera en juin 1959 les critiques exprimées par des parlementaires et des journaux français. Il est clair qu’il veut éviter que cette question provoque un contentieux aux effets négatifs sur les relations financières franco-suisses.

Au cours de la première moitié du XXe siècle, l’essor de la place financière suisse a entraîné une évolution de la diplomatie de la Confédération. Préserver les capacités d’activités bancaires occupe désormais une part considérable de la politique étrangère suisse. La fidélité au libéralisme implique que les diplomates suisses peuvent disposer des outils financiers dans les négociations quand des conditions particulières l’imposent. Ce fut en particulier le cas de 1940 à 1946. L’instrument du crédit financier permit alors d’apaiser les pressions étrangères. Grâce à la diplomatie officielle, la place financière put alors assurer les conditions durables de sa prospérité.

Par Marc Perrenoud .

Pages 25 a 42 .

Revue relations internationales 2005/1 n°121.