
La formation de jeunes diplomates des pays nouvellement indépendants à Genève dans les années 1960 : une collaboration entre la Dotation Carnegie et l'IUHEI
- Source cairn.info
- Date : 2019-05-07
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De même que la confrontation politique et idéologique entre les États-Unis et l'URSS et leur bloc d'influence respectif a laissé une empreinte significative sur les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation des empires coloniaux européens et ses conséquences politiques, sociales et culturelles ont profondément marqué cette période. L'émergence de nouveaux pays sur la scène internationale a eu des impacts majeurs sur l'équilibre mondial, car ils représentèrent un nouveau terrain d'affrontement pour les deux superpuissances qui ont cherché à y déployer leur modèle et leurs principes idéologiques avec des succès parfois mitigés [1]. Mais au‑delà de cet aspect, les États postcoloniaux ont dû faire face à des difficultés d'organisation interne, notamment les nouveaux pays africains qui se sont retrouvés dans une situation précaire en termes de gestion gouvernementale avec peu de moyens et un nombre faible de cadres formés [2]. Les infrastructures éducatives du degré supérieur étaient par exemple très peu développées dans les colonies du continent africain, ce qui conduisait déjà de nombreux étudiants à prendre la direction du Nord pour obtenir un diplôme universitaire [3]. Tant les puissances européennes que les États-Unis et l'Union soviétique proposèrent dès lors à de nombreux pays en voie de développement des programmes d'aide dans des secteurs diversifiés tels que l'économie, le développement technologique et l'éducation, renforçant ainsi le processus de migration des étudiants déjà engagé par des programmes d'accueil et de bourses avant la période de décolonisation [4].
La formation des étudiants originaires du Tiers-monde représente ainsi un enjeu politique et culturel pour les pays développés. La Suisse et ses institutions universitaires participent activement à ce mouvement au tournant des années 1960. En effet, le gouvernement helvétique s'est appliqué à mettre à disposition des ressources pour soutenir les pays en voie de développement, d'abord dans un cadre multilatéral par des aides financières adressées aux organisations internationales, puis par l'envoi d'experts en coopération technique et finalement par l'octroi d'un nombre accru de bourses pour des étudiants des États postcoloniaux, majoritairement accueillis dans les universités romandes [5]. Comme pour d'autres pays développés, l'investissement dans l'aide au développement représente des retombées économiques potentielles et l'accroissement du rayonnement culturel du pays à l'étranger, deux justifications couronnées par l'argument éthique de la solidarité internationale [6].
Pour cet article, nous avons limité notre investigation à Genève, et au cadre institutionnel de l'Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI). Son programme de formation destiné à de jeunes diplomates des pays émergents a été mis en place en collaboration avec la fondation américaine Carnegie. Il sera ainsi question de la genèse de ce programme avec l'ouverture de l'IUHEI aux questions du Sud et l'établissement d'un réseau d'échanges académiques entre l'Institut et les fondations philanthropiques américaines. Puis nous analyserons le programme suivi par les participants ainsi que les boursiers eux-mêmes dans une perspective socio-historique. Ainsi notre champ d'analyse vise-t‑il à mettre en évidence le rôle des différents acteurs impliqués dans ce projet, organisateurs et destinataires du programme, ainsi que ses enjeux [7].
Jacques Freymond et l'ouverture de l'IUHEI aux questions relatives aux pays en voie de développement
Par la diversité et la multitude de ses engagements « sur les scènes académique, politique, journalistique, économique, militaire et culturelle » et ses prises de position anticommunistes, Jacques Freymond a marqué le monde intellectuel helvétique [8]. Dès son arrivée à la tête de l'Institut en 1955, il soumet au conseil exécutif une série de mesures afin de proposer une vision plus dynamique : il souhaite en effet ouvrir l'établissement à de nouveaux champs de recherches sur des questions internationales non plus uniquement occidentales, et élargir le bassin de recrutement des étudiants et des professeurs. Freymond veut par exemple que l'Institut accueille un nombre plus élevé d'étudiants venant d'Afrique et d'Asie. Ce changement s'imposait pour une institution qui avait été pionnière à ses débuts mais qui voyait d'autres centres d'études des relations internationales la concurrencer et menacer son rayonnement et son prestige [9]. Afin d'assurer le financement de son projet, Freymond obtient un soutien accru de la Confédération et du canton de Genève, et d'autre part, resserre les liens de l'Institut avec les fondations philanthropiques américaines [10] : en effet, dès 1958, la contribution renouvelée de la Fondation Rockefeller et la participation de la Fondation Ford au budget de l'IUHEI redonnent un nouvel élan à la relation entre Genève et les États-Unis, laquelle avait pâti de la décision de Rockefeller, contributeur principal de l'Institut depuis sa création en 1927, de retirer ses fonds en 1948 [11]. Freymond est parvenu à mobiliser ces nouvelles participations financières en mettant en avant les perspectives désormais plus internationales de l'Institut. Le gouvernement suisse justifie en effet l'augmentation de la subvention fédérale par la décision d'attirer à Genève des professeurs et des étudiants des régions en développement [12]. De plus, après la mise en place d'un programme renforcé de bourses pour des étudiants africains et asiatiques et un programme de recherches en relations internationales financés par la fondation Rockefeller en 1959, Freymond instaure une collaboration entre l'Institut et la Dotation Carnegie pour la paix internationale pour un programme de formation diplomatique (PFD) qui, mis en place dès l'année 1960, s'établit durablement à Genève.
La genèse du programme de formation diplomatique
Le projet de former des cadres pour les États émergents dans des institutions du nord du globe prend son origine dans les besoins des États postcoloniaux et dans leur intérêt annoncé d'obtenir une aide extérieure dans des domaines tels que la formation et l'éducation, étant donné leur manque d'infrastructures et la relative urgence de la situation [13]. La fondation philanthropique américaine Carnegie, a été créée en 1910 par Andrew Carnegie, grand industriel de l'acier [14]. Elle prévoit dès 1959 d'établir un programme de formation diplomatique destiné à des pays ayant obtenu leur indépendance après la Seconde Guerre mondiale, de financer et d'organiser des séminaires de formation plus courts à Washington et à New York visant la même cible, ainsi que des cycles de conférences pour le personnel des pays occidentaux dans le domaine de l'assistance technique [15]. Afin de mettre au point une stratégie concrète destinée à répondre aux demandes des pays émergents, la Dotation Carnegie, avec l'aide de la Fondation Rockefeller, demande un rapport sur la situation sur le terrain à un professeur américain, Norman Palmer. Celui‑ci parcourt de septembre à décembre 1959 les États-Unis et l'Europe, mais également l'Afrique et l'Asie, afin de déterminer l'intérêt de ce genre de programmes pour les centres universitaires occidentaux – il passe à l'IUHEI pour en discuter avec Freymond – comme les besoins et les intentions concrètes de participation des États africains et asiatiques. Dans sa synthèse finale, Palmer souligne trois types de projets possibles : la mise en place d'un programme de formation annuel en Occident, des programmes de formation de quelques semaines seulement sous la forme d'un stage effectué dans une organisation internationale, ou la création d'institutions de formation dans les pays émergents eux-mêmes, en tout cas dans un pays non-occidental [16]. Cette dernière proposition fait écho aux craintes émises par certains cadres gouvernementaux en Afrique et en Asie de voir le programme de formation se dérouler uniquement en terre américaine. Notons à cet égard que, comme le rapporte Palmer, un officiel du gouvernement du Ghana suspecterait le programme, s'il ne se déroulait qu'aux États-Unis, d'être orienté idéologiquement et de viser à endoctriner.
Les cadres gouvernementaux rencontrés par le professeur américain ont manifesté de l'intérêt pour un programme de formation en diplomatie et en relations internationales en Occident. Le besoin de formation est bien réel et urgent, et la majorité d'entre eux voient d'un œil très favorable le choix de Genève comme lieu d'accueil potentiel du programme. Cette ville est à leurs yeux une ville culturellement ouverte à l'Afrique, en raison notamment de sa francophonie, et à l'Asie ; la neutralité de la Suisse s'accorde en outre avec le non-alignement qu'affiche un nombre important des nouveaux États du Sud. Ces facteurs apaisent ainsi les craintes d'endoctrinement des futurs participants. Précisons malgré tout qu'un nombre certain de ces cadres auraient souhaité l'établissement d'un centre de formation dans une région en voie de développement [17].
Après des débats internes, la Dotation Carnegie propose à Jacques Freymond que l'Institut universitaire accueille une partie de ce programme, ce qu'il accepte dès le mois de février [18]. Les relations du directeur de l'IUHEI avec l'Amérique n'ont rien d'inédit en 1960 : Freymond avait reçu une bourse d'études de la Fondation Rockefeller pour se rendre dans plusieurs universités des États-Unis au début des années 1950 grâce à la recommandation de William Rappard, alors co-directeur de l'Institut de Genève. Par ailleurs, les liens entre l'Institut et le bureau européen de la Fondation Carnegie, installé à Genève sous la direction de John Goormaghtigh, sont renforcés grâce à un projet de recherches dans le domaine des conflits internationaux auquel Freymond a participé [19]. Le flux d'échanges entre New York et Genève croît ainsi en fréquence et en densité.
Au printemps 1960, Freymond présente la proposition de la Dotation Carnegie aux différents membres du conseil exécutif de l'Institut ; il ne recueille pas d'objection et remporte même la « pleine approbation » d'un des membres, Alfred Borel, conseiller d'État et chef du Département de l'Instruction publique de Genève [20]. Freymond avait déjà fait part de cette proposition après la visite de Palmer au chef du Département politique fédéral (DFP), Max Petitpierre, qui était, lui aussi, favorablement disposé à l'égard de cette initiative [21]. Ce soutien s'inscrit dans la ligne de la politique extérieure suisse visant à investir davantage dans les échanges culturels avec le Sud qui se développe depuis les années 1960 [22] : avec ce programme, l'Institut de Genève contribuerait donc aux objectifs du DFP et au rayonnement culturel helvétique, conformément aux vœux de la Confédération [23].
Dans ces circonstances favorables, l'IUHEI accepte d'accueillir entre ses murs dix jeunes diplomates originaires de pays émergents et de mettre en place le programme de cours et de séminaires spécifiques que demande la fondation Carnegie. Les premiers étudiants arrivent à Genève en septembre 1960 ; ce programme se prolongea à Genève jusqu'en 1968 au sein de l'IUHEI, et jusqu'en 1972 au sein d'autres organismes d'enseignement supérieur [24]. Ainsi Genève devient‑il l'axe d'un nouveau réseau Suisse-Afrique qui se distingue des programmes de bourses d'études tel que le programme américain Fulbright, par la spécificité du public visé et par le contenu du programme centrée sur la formation en diplomatie et en relations internationales [25].
Buts du programme de formation diplomatique et structure de l'année académique
Les objectifs du programme, établis par la Dotation Carnegie, mettent d'abord en avant son caractère académique ; les étudiants sont censés acquérir des connaissances en études des relations internationales et en diplomatie. En deuxième lieu, la formation comporte un côté plus pratique consistant en une introduction aux instruments et aux outils de travail du diplomate. Pour terminer, la fondation américaine veut encourager l'expérience de groupe de ces étudiants provenant de pays émergents appelés à faire face aux mêmes problèmes, et créer également les conditions pour l'établissement de contacts entre ces futurs cadres et les cadres diplomatiques d'autres pays et d'organisations internationales. Ce dernier objectif justifie la décision d'organiser ce programme à l'université de Columbia à New York, et à l'IUHEI à Genève, dans deux villes internationales [26]. Le développement du programme académique incombe à l'Institut, même si la fondation américaine garde un droit de regard sur ce qui s'y passe : les nombreux rapports envoyés par le responsable du programme à l'Institut au bureau Carnegie à New York et l'envoi en retour de recommandations attestent du contrôle maintenu par les Américains sur le programme [27]. De plus, le financement provient d'outre-Atlantique grâce à la collaboration entre la Dotation Carnegie et la Fondation Rockefeller ; ainsi la contribution de l'Institut de Genève ne se situe pas au niveau financier, mais dans la mise à disposition de ses ressources académiques, de ses infrastructures et de son personnel enseignant [28].
Freymond lui-même participe à l'élaboration du cursus composé de cours et séminaires spécifiques à la formation, mais n'assume pas la responsabilité du programme dont l'organisation fut confiée à Jean Siotis [29]. D'origine grecque, Siotis a suivi des études de sciences politiques à Chicago, puis à Genève. Dès la fin des années 1950, il devient assistant, puis boursier de recherches du programme Rockefeller sur les relations internationales ; il commence alors à multiplier les responsabilités et devient, entre autres, consultant auprès du bureau européen de la Dotation Carnegie [30]. Les professeurs arrivés depuis peu à l'IUHEI prennent en charge une partie des cours du programme de formation diplomatique, comme Gilbert Étienne qui enseigne les questions du développement [31]. Son arrivée à Genève est une des concrétisations de l'ouverture de l'Institut aux questions du Sud, Étienne étant spécialiste du développement économique des pays émergents, en particulier de l'Inde [32]. Outre le personnel enseignant de l'IUHEI, Freymond mobilise les ressources des organisations internationales présentes à Genève et tire parti de l'intérêt du Département politique fédéral en demandant à des personnalités extérieures d'assurer quelques cours spécifiques : ce fut le cas par exemple du cours sur le droit consulaire dans la pratique diplomatique, pris en charge par Pascal Frochaux, le chef du personnel du DPF à Berne [33].
Le cursus constitué de cours et de séminaires spécifiques, reflétant la multidisciplinarité de l'enseignement de l'Institut, est complété par l'obligation pour les étudiants Carnegie de suivre des cours ordinaires de l'IUHEI et de l'université de Genève, comme le cours théorique de droit international donné par Christian Dominicé. Les principales thématiques du programme sont les suivantes : le droit international public, l'étude des organisations internationales, l'histoire des relations internationales, la pratique diplomatique, et l'économie internationale. Celles et ceux parmi les étudiants Carnegie qui ne sont pas bilingues, doivent également suivre un enseignement de langue anglaise [34]. Les semaines de cours sont ainsi particulièrement chargées, ce qui suscite parfois des critiques chez les étudiants qui estiment ne disposer que d'un temps limité pour des discussions et des réflexions de fond et de trop peu de temps libre [35]. Sur un plan pratique, des visites d'organisations internationales à Genève et dans d'autres villes européennes, telles que Paris ou Strasbourg, sont également proposées aux étudiants. De telles visites ont pour but d'étendre les contacts des étudiants Carnegie et de les sensibiliser aux pratiques diplomatiques. Un séjour d'une semaine au Département politique fédéral devait répondre également à ce besoin, mais la perspective est restée surtout informative et théorique [36]. Suivie d'un voyage d'études à travers la Suisse, cette semaine de conférences, financée et organisée par le service de presse de la fondation Pro Helvetia, institution ayant pour but d'assurer la diffusion de la culture suisse, n'a pas totalement su répondre aux attentes [37]. Le gouvernement helvétique a en effet voulu plutôt profiter de la présence de ces futurs diplomates étrangers pour promouvoir son système politique, ses institutions fédérales, cantonales et communales, ainsi que les domaines phares de son industrie (pharmacie, horlogerie) et son patrimoine culturel [38]. Il y a ainsi des décalages entre les attentes des étudiants des pays en voie de développement et les visées des différents organismes occidentaux investis dans ce programme. Les rapports rédigés par les participants sur ce séjour à travers le territoire helvétique montrent en effet qu'ils en ont apprécié l'organisation et l'opportunité de découvrir le pays d'accueil, mais qu'il a échoué à remplir l'un de ses objectifs majeurs qui était de donner l'opportunité aux stagiaires Carnegie d'expérimenter des tâches spécifiques au travail du diplomate [39].
Le programme connut des changements plus ou moins importants d'une année à l'autre, conséquence des discussions entre la Dotation Carnegie et les personnes en charge du programme à l'IUHEI. Dès la première année, Siotis s'est par exemple inquiété de le voir prendre une coloration trop américaine, conduisant à une augmentation du nombre de cours spécifiques choisis et établis par l'Institut pour le programme [40]. Comme mentionné auparavant, la crainte de voir ce programme se transformer en un système de propagande du système capitaliste était partagée par les autorités des gouvernements des pays en voie de développement qui avaient estimé que la localisation du programme à Genève pouvait permettre de minimiser ce risque [41]. Malgré tout, il restait tourné vers la présentation des systèmes politiques et économiques de l'Occident, et donnait peu de visibilité au système socialiste [42]. Au-delà de la formation académique reçue par les boursiers Carnegie, le but partagé par la Suisse et les États-Unis était de former des personnes favorables au système occidental, et prédisposés à construire des réseaux diplomatiques d'échanges entre l'Ouest et le Sud. Lorsque les fondations décideraient notamment d'investir dans d'autres projets, réalisés cette fois directement dans les pays émergents, ces contacts sur place pourraient se révéler d'une valeur considérable [43]. Mais qui sont ces étudiants au cœur de ces enjeux politiques et culturels ?
Profil des étudiants Carnegie et perspectives de réussite du programme
En fait, les critères de sélection établis par la fondation américaine restreignent significativement les candidats potentiels. Ceux‑ci doivent déjà posséder un diplôme d'études supérieures de premier niveau, c'est‑à-dire une licence ou un diplôme équivalent, afin de garantir que les personnes envoyées à Genève et à New York ont le bagage de base nécessaire pour pouvoir suivre les cours et bénéficier positivement du programme. Pour s'assurer de leurs compétences, des interviews sont conduites par des membres de la Dotation Carnegie, parfois accompagnés par des enseignants de l'IUHEI comme Étienne ou Siotis [44]. Cependant, les discussions entre l'IUHEI et Carnegie montrent que, malgré ces critères et les interviews, les participants avaient des niveaux très hétérogènes [45]. De plus, les candidats doivent être relativement jeunes – entre 25 et 35 ans – le but étant de proposer ce programme à des personnes en début de carrière diplomatique, qui resteront pour une période étendue au service de leur gouvernement, Enfin, le critère probablement le plus important concerne le lien de l'étudiant avec son propre gouvernement. En effet, d'une part, les candidatures doivent être présentées par les gouvernements et non résulter d'initiatives personnelles dont les archives présentent des traces mais qui n'ont pas abouti [46]. D'autre part, Carnegie demande aux gouvernements des pays nouvellement indépendants de leur proposer des candidats soit déjà en poste au ministère des Affaires étrangères de leur pays, soit qui en obtiendront un à leur retour [47].
Ces trois critères majeurs déterminent déjà la cible visée. L'exigence d'un bagage d'études supérieures renvoie ainsi à une fraction de la population qui a les moyens de faire des études, souvent accomplies à l'étranger, ou qui ont obtenu une bourse [48]. L'exemple-type est celui des étudiants africains, participants du programme Carnegie, qui ont pour la plupart suivi un cursus universitaire en France, à Paris ou à Grenoble [49]. De plus, la demande de garantie que les étudiants seront nantis à leur retour de Genève d'un poste dans les institutions gouvernementales traduit clairement la volonté de la fondation américaine de former des personnes qui occuperont par la suite des positions dans leur ministère des Affaires étrangères respectif. Les critères même de choix des candidats assurent que l'investissement financier et en ressources aboutira à des résultats concrets. Ces précisions sur le recrutement des candidats manifestent les visées élitistes du programme de formation diplomatique de la Dotation Carnegie : il s'agit de favoriser la formation diplomatique d'individus issus des couches sociales élevées. D'autres recherches confirment ces conclusions : elles montrent bien que les programmes d'aide des pays occidentaux consolidaient surtout la caste sociale au pouvoir alors que les programmes de formation de l'Union soviétique étaient moins sélectifs [50] ; ainsi l'Université de l'amitié des peuples à Moscou avait‑elle des critères d'admission plus souples pour les boursiers africains [51].
Au-delà de ce profil social, nous avons également pu définir un profil géographique des étudiants Carnegie qui ont participé au programme [52]. Au total, 161 étudiants étrangers ont suivi le programme de formation diplomatique de Genève entre 1960 et 1972, parmi lesquels une seule femme [53]. Le contingent est en moyenne d'une quinzaine de participants chaque année, pouvant atteindre 18 pour l'année académique 1969-1970. La représentation d'un vaste panel d'États postcoloniaux est assurée, car un gouvernement ne peut envoyer plus de deux candidats par année [54]. Il n'y a donc pas de risque de surreprésentation d'un pays, même si les pays d'Afrique du Nord, d'Afrique occidentale et d'Afrique centrale sont les utilisateurs prépondérants du programme. Les trois États qui ont envoyé le plus d'étudiants et de la manière la plus régulière sont la Tunisie, le Maroc et la Côte d'Ivoire [55]. Genève accueille donc une majorité d'étudiants ayant une très bonne maîtrise du français, ce qui s'explique par les langues d'enseignement de l'Institut, le français et l'anglais. Établir le programme à New York uniquement ou dans deux villes anglo-saxonnes aurait fortement réduit le potentiel du programme. Par le choix de villes situées sur deux continents différents et de langue différente, son rayonnement est maximisé, celui de Genève permettant de toucher principalement les anciennes régions sous influence française, et celui de New York les anciens territoires dominés par le Royaume-Uni. En tout, ce sont plus de trente gouvernements d'États nouvellement indépendants qui disposèrent ainsi de personnes formées à Genève par ce programme dans les années 1960-1970 [56], ce chiffre pouvant éventuellement atteindre une quasi-cinquantaine si l'on tient compte des pays représentés dans le programme à New York.
Il serait évidemment tout à fait intéressant de connaître l'avenir de ces personnes après qu'elles ont suivi ce programme de formation. Ont‑ils atteint des postes haut placés dans leurs pays ? Ont‑ils pris parti pour des politiques pro-occidentales ? Ont‑ils gardé des contacts avec la Suisse, avec des personnalités de l'IUHEI, ou même d'autres membres appartenant à leur groupe pendant leur formation ? Des recherches plus poussées dans les pays concernés pour retracer l'itinéraire post-PFD des anciens étudiants pourraient répondre plus précisément à ces questions qui restent pour l'instant en suspens. Retrouvée dans les archives, la correspondance de certains acteurs du PFD, dont Jean Siotis, avec des anciens membres du programme Carnegie atteste de quelques contacts ponctuels, mais ne permet pas jusqu'ici de tirer des conclusions définitives [57].
Élargissement de l'engagement de l'IUHEI pour la formation diplomatique de cadres des pays émergents
Comme mentionné précédemment, le programme de formation diplomatique est maintenu à Genève jusqu'en 1972, mais il n'est plus entre les mains de l'Institut de Freymond depuis 1968. La correspondance entre la fondation américaine et l'Institut montre l'existence de désaccords depuis les années 1966-1967, surtout en ce qui concerne l'enseignement de l'économie, critiqué par Carnegie [58]. Cependant, nous n'avons trouvé aucune raison précise pouvant expliquer la fin de la collaboration directe. La Dotation Carnegie décide de prendre directement en charge les cours spéciaux destinés aux étudiants au bureau de la fondation américaine à Genève, et de recourir aux ressources de l'Institut africain créé en 1961, alors sous la direction de Pierre Bungener [59]. L'IUHEI continua d'accueillir les étudiants Carnegie mais seulement dans ses cours ordinaires. La fin des années 1960 renvoie, il est vrai, à une conjoncture particulière pour les programmes de bourses et d'échanges qui ont subi une transformation graduelle, en particulier concernant la géographie des circulations transnationales [60].
De nouvelles stratégies pour le développement des échanges avec le Sud sont promues durant cette période. En effet, sous la direction de Freymond, l'Institut entame une ouverture aux questions du Sud par une autre voie, en participant à un projet cette fois du gouvernement suisse – celui d'instituer directement dans les pays émergents des centres d'études des relations internationales. L'IUHEI participe d'abord à la mise en place d'un tel centre à Trinité-et-Tobago, soutenu et financé par le service de coopération technique du Département politique fédéral. Celui‑ci le charge de structurer l'enseignement, et l'Institut envoya certains de ses enseignants y accomplir des séjours de plusieurs années en tant que membres du corps professoral et même de directeur de ce centre dans les Caraïbes, afin d'assurer un enseignement de qualité et de garder une main sur le projet [61]. Par la suite, d'autres instituts verront le jour sur le même modèle, à Yaoundé et à Nairobi, toujours soutenus par les autorités helvétiques et avec la participation de l'Institut de Freymond pour l'enseignement [62]. De son côté, la Dotation Carnegie réorienta également ses efforts vers l'Afrique ; les fonds du PFD seront réattribués à un programme de formation diplomatique au Cameroun [63]. Les efforts pour instituer des programmes dans le domaine de la formation diplomatique et de l'enseignement des relations internationales se poursuivent, mais selon des modalités différentes qui petit à petit conduisent à l'établissement de réseaux d'échanges Nord-Sud dans une perspective plus circulatoire qu'unilatérale [64].
Par Elsa Bugnon .
Pages 99 a 110.
Revue relations internationales 2019/1 n ° 177.