Les Nations unies, un multiplicateur d’influence pour la Russie

Les organisations internationales, qu’elles soient universelles ou régionales, jouent depuis le début des années 1990 un rôle essentiel dans la diplomatie de la Russie. C’est en particulier le cas de l’Organisation des Nations unies (ONU), dont les autorités russes soulignent sans relâche la centralité dans la vie internationale. Elle est, déclare Vladimir Poutine le 28 septembre 2015 à New York, « une structure sans égale en termes de légitimité, de représentativité et d’universalité ». Il ajoute que « les tentatives visant à saper l’autorité et la légitimité de l’ONU (…) pourraient conduire à l’effondrement de toute l’architecture des relations internationales. Auquel cas ne subsisterait plus aucune règle, si ce n’est la loi du plus fort ». L’objet de cet article est d’identifier les facteurs explicatifs de l’attention particulière que lui apporte Moscou, de tenter d’appréhender ce qu’elle nous dit de la conception russe du multilatéralisme et de nous interroger sur l’impact de la politique menée par la Russie sur l’influence qu’elle exerce dans le monde et sur le fonctionnement du système international.

Un investissement important

La Russie est très engagée dans la nébuleuse onusienne. Elle est membre des principaux organes de l’ONU (Assemblée générale, Conseil de sécurité, Conseil économique et social, Conseil de tutelle, Cour internationale de justice), de la plupart de ses autres organes permanents (Conférence du désarmement) et électifs (elle a été membre jusqu’à une date récente de la Commission puis du Conseil des droits de l’homme). Elle l’est aussi de nombre de ses institutions spécialisées, dont l’UNESCO, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA). Et elle fait partie, bien qu’à un niveau modeste, des grands contributeurs à son financement. En 2016, elle est le neuvième à son budget ordinaire avec une quote-part de 3,08 %, en augmentation mais très inférieure à celle des États-Unis (22 %), du Japon (9,7 %), de la Chine (7,9 %) et des grands États européens. La même année, elle est le septième au budget des opérations de maintien de la paix (4,01 %), derrière les États-Unis (28,6 %), la Chine (10,3 %) ou la France (6,3 %). Elle participe en outre à des degrés divers au financement de plusieurs agences et organes onusiens : en 2016, elle est le 19e contributeur du Programme alimentaire mondial (PAM) et le 25e du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).

La Russie est de ce fait très présente dans le monde onusien. Outre à New York, elle l’est à Paris (UNESCO) et, surtout, à Genève et à Vienne, où ses missions permanentes comptent chacune plusieurs dizaines de diplomates. Des Russes ont en outre continûment occupé de hautes fonctions dans l’appareil de l’ONU : celle de Secrétaire général adjoint de 1949 à 1993, celle de directeur général de l’Office des Nations unies à Genève de 1993 à 2011. Autre signe de l’importance des Nations unies : comme Andreï Kozyrev, ministre des Affaires étrangères de 1990 à 1996, l’actuel ministre Sergueï Lavrov a fait la plus grande partie de sa carrière dans le département des organisations internationales du MID (le ministère russe des Affaires étrangères) et à New York – il a été représentant permanent à l’ONU de 1994 à 2004, avant d’être nommé à la tête du MID.

La Russie s’implique en outre dans les opérations de maintien de la paix. En 1992, elle accepte pour la première fois de mettre des troupes à la disposition de l’ONU et prend part à plusieurs des opérations décidées dans l’ex-Yougoslavie comme dans d’autres régions du monde. Son engagement se réduit par la suite fortement ; 4e contributeur en termes d’effectifs en 1995, elle n’est plus en 2011 que le 48e. Mais elle reste présente. En avril 2017, elle participe à dix des opérations des Nations unies, avec au total un apport de 98 hommes. À titre de comparaison, à la même date, l’apport de la Chine est de 2 510 hommes, de la France de 897, des États-Unis de 78 [2].

Quelle conception du multilatéralisme ?

Le siège de membre permanent au Conseil de sécurité dont la Russie a hérité de l’URSS en décembre 1991 est l’élément central de son attachement à l’ONU. Libéré du poids du conflit entre l’Est et l’Ouest, celui-ci acquiert à la fin de la guerre froide une liberté d’action qu’il n’a jamais connue. L’euphorie des premiers temps ne dure pas. Le Conseil demeure néanmoins par la suite un lieu central du système international. Et les dirigeants russes demandent tous inlassablement un renforcement de son rôle dans la vie internationale, en particulier pour tout ce qui concerne la paix et la guerre. À chaque crise internationale, ils demandent que la décision du recours à la force reste une prérogative du Conseil de sécurité et critiquent très vivement les interventions militaires entreprises sans son aval, notamment celle de l’Otan au Kosovo en 1999 ou bien celle des États-Unis et de la Grande-Bretagne en Irak en 2003. Le seul cas où ils estiment possible le recours à la force sans l’aval des Nations unies est « le droit de se défendre lorsqu’on est attaqué » [3].

Cette attention apportée aux Nations unies est-elle motivée par un attachement au multilatéralisme défini comme « la volonté de rechercher des réponses collectives à des défis globaux par l’élaboration de règles de droit et de normes » [4] ? La réponse est complexe. La Russie post-soviétique poursuit des objectifs qui ont évolué avec le temps. Au lendemain de l’effondrement de l’Union soviétique, elle perçoit l’ONU comme un moyen lui permettant de se doter d’un nouveau statut international, de montrer, à un moment où elle est, selon l’expression de Boris Eltsine, une puissance « momentanément affaiblie », qu’elle continue à faire partie des Grands de ce monde, de favoriser l’émergence du monde multipolaire dont elle s’emploie par la suite à affirmer l’existence. Son siège au Conseil de sécurité lui donne un pouvoir qui est bien supérieur à sa puissance réelle. L’ONU est aussi pour elle un moyen de montrer que les paradigmes ont changé, qu’elle est désormais attachée à la primauté du droit et à son intégration dans la communauté internationale. Jusqu’à la guerre en Tchétchénie, qui commence à la fin de 1994, cette politique contribue à renvoyer l’image d’un État soucieux de responsabilité et de respectabilité.

Par la suite, la Russie a contribué à des actions collectives. Cela a été le cas dans le dossier du nucléaire iranien. Bien qu’hostile à l’idée de sanctions qui n’allaient pas dans le sens de ses intérêts, elle a voté à partir de 2006-2007 les résolutions du Conseil de sécurité en imposant à l’Iran. Elle a aussi joué un rôle constructif dans les négociations entamées en 2012 qui ont débouché sur l’accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire iranien : « l’unité des 5 + 1 a été cruciale pour parvenir à convaincre l’Iran », témoigne Laurent Fabius, alors ministre des Affaires étrangères [5]. Dans la lutte contre le terrorisme international, la Russie s’est aussi montrée très active. Dans les années qui suivent les attentats de septembre 2001 aux États-Unis, elle s’associe au vote de nombreuses résolutions sur la question.

Une utilisation sélective du Conseil de sécurité

La pratique de la politique russe est cependant loin de toujours correspondre à une volonté de gestion collective des intérêts communs. Dans l’espace post-soviétique et au Moyen-Orient, le multilatéralisme apparaît moins comme un mode de régulation des relations internationales que comme un moyen privilégié de poursuivre ses objectifs. La Russie, écrit Delphine Placidi, auteur d’une thèse sur la question, a « une vision instrumentale du multilatéralisme » [6]. Dans les pays ayant appartenu à l’URSS, la Russie a toujours eu une stratégie spécifique. Elle n’a jamais considéré que son discours sur le pouvoir décisionnel du Conseil de sécurité pouvait s’appliquer à cette région, dans laquelle elle revendique un rôle prépondérant. Dans les années 1990, elle a perçu les Nations unies comme un moyen d’y renforcer son influence, leur demandant de lui accorder « des pouvoirs spéciaux en tant que garant de la paix et de la stabilité » dans la région (demande de Boris Eltsine du 28 février 1993). En août 2008, en Géorgie et en 2014, en Ukraine (annexion de la Crimée en mars, intervention dans le Donbass dans les semaines qui suivent), le décalage entre le discours et la pratique est total. Dans aucun de ces trois cas, elle ne songe à demander un vote du Conseil de sécurité avant d’avoir recours à la force. L’unilatéralisme tant décrié est là, patent.

Le décalage est également patent dans le dossier syrien. Lorsque la Russie décide à partir du 30 septembre 2015 un engagement militaire de grande ampleur « à la suite, déclare Sergueï Lavrov le même jour à New York, d’une demande des dirigeants syriens » dans le cadre de la « seule » lutte contre Daech, elle agit sans l’aval des Nations unies. Et en ayant systématiquement recours à son droit de veto – huit fois entre octobre 2011 et avril 2017 – pour soutenir Bachar al Assad, elle paralyse le Conseil de sécurité. Dans cette guerre qui a déjà fait plus de 300 000 morts et provoqué l’exode ou le déplacement de plusieurs millions de personnes, celui-ci est dépossédé de toute possibilité d’agir et dès lors condamné à l’impuissance.

Les dirigeants russes appuient entre autres leur position sur un refus déterminé de l’ingérence dans les affaires intérieures d’un État souverain [7]. Rejoignant sur ce point leurs homologues chinois, ils estiment que la protection de la souveraineté est un facteur essentiel de stabilité de l’ordre international et que le principe de la responsabilité de protéger, qu’ils reconnaissent formellement, ne doit pas servir de « prétexte » à une intervention militaire et « au renversement d’autorités légitimes dans des États souverains » [8]. Ce positionnement rejoint d’autres préoccupations russes. Moscou ne veut pas créer un précédent qui pourrait éventuellement un jour se retourner contre certains de ses partenaires de l’ex-URSS, voire contre la Russie elle-même. La question des armes chimiques auxquelles Bachar al Assad a eu recours à plusieurs reprises suscite en outre des interrogations. À l’automne 2013, la Russie a joué un rôle de premier plan dans l’accord sur la destruction des stocks syriens. Mais le fait que Damas continue par la suite à utiliser ces armes alors qu’elle est censée ne plus en avoir amène à s’interroger sur la connaissance que la Russie a pu avoir des actions syriennes.

Un atout indéniable mais qui a des limites

La Russie tire un formidable bénéfice de son siège de membre permanent du Conseil de sécurité. Son statut international lui doit beaucoup, et lui confère prestige, puissance et influence. Parce qu’il « symbolise l’inégalité des États », il est « un marqueur de puissance » [9]. Il est une reconnaissance de son rang dans le système international, de son droit à être consultée dans les grandes affaires mondiales et à s’affirmer comme l’égale des États-Unis. Et dans la pratique, le « P5 », qui regroupe les cinq membres permanents, est un format de discussion informel qui joue un rôle non négligeable. Le droit de veto lui donne des moyens exceptionnels, lui permettant d’imposer sa volonté aux autres, ce qui est la définition même de la puissance. L’URSS a été le membre permanent qui y a eu le plus souvent recours. Après une période de changement radical – entre 1991 et 2007, la Russie n’y a recours que trois fois –, elle renoue avec son ancienne pratique. Entre janvier 2007 et avril 2017, elle l’utilise quatorze fois. Et si elle s’est à plusieurs reprises prononcée en faveur de la réforme du Conseil, elle s’oppose par contre à la remise en cause de ce droit.

Les Nations unies sont aussi pour la Russie un instrument d’influence. Elles sont à la fois une tribune, une caisse de résonance, un monde où elle peut construire des coalitions. Et les analyses des votes révèlent qu’elle en tire profit. Au Conseil de sécurité, le soutien mutuel que s’apportent la Russie et la Chine (les six veto chinois sur la question syrienne en sont une illustration) étaye le discours russe sur la multipolarité et le déplacement du pouvoir dans le monde en faveur des pays émergents. À l’Assemblée générale, un rapport de 2008 montre une influence russo-chinoise croissante : lors des votes sur des questions concernant les droits de l’homme, le soutien apporté aux positions de la Russie est passé de 59 % en 1996-1997 à 76 % en 2007-2008, celui aux positions de l’UE dans le même temps de 72 % à 55 % [10].

Ce pouvoir a cependant des limites qui sont apparues à plusieurs reprises. Le Conseil de sécurité n’a pas toujours été l’instance décisionnelle que la Russie aurait voulu qu’il soit, soit parce qu’il a été contourné, soit parce que certains dossiers ne sont pas de son ressort, ce qui a notamment été le cas de l’élargissement à l’Est de l’Otan. Son siège au Conseil de sécurité ne lui a donc pas permis d’influencer comme elle l’aurait souhaité la définition de l’architecture de sécurité européenne. Aujourd’hui la politique russe en Syrie est par ailleurs à double tranchant. Le recours au veto et un engagement militaire vigoureux aux côtés de Bachar al Assad ont permis à la Russie de revenir au centre du jeu moyen-oriental. Mais ils n’ont pas contribué à permettre que se dégage une solution à ce conflit. De surcroît, en faisant systématiquement usage de son droit de veto, Moscou contribue à marginaliser le Conseil de sécurité en tant qu’acteur du règlement de cette tragédie, ce qui ne va pas dans le sens de ses intérêts. En outre, en termes d’image, la politique de la Russie, accusée par le gouvernement français de « crimes de guerre » à Alep, a un coût. Aura-t-elle à terme pour effet de renforcer son influence dans la vie internationale et de lui permettre de s’imposer comme un acteur structurant des nouveaux équilibres au Moyen-Orient ? Ou débouchera-t-elle sur un affaiblissement de son autorité dans cette région et plus largement dans le monde ?

Son siège au Conseil de sécurité ne la protège pas de toute critique. Le 27 mars 2014, après l’annexion de la Crimée, l’Assemblée générale vote à une large majorité une résolution sur « l’intégrité territoriale de l’Ukraine » (100 voix pour, 58 abstentions et 11 voix contre) : la Russie n’a été soutenue que par dix États dont deux issus de l’ex-URSS (Arménie, Biélorussie), la Corée du Nord, la Syrie, Cuba, le Zimbabwe, le Venezuela, etc. Le 15 mars 2014 au Conseil de sécurité, elle ne l’a été sur cette question par aucun des 14 autres membres : 13 ont condamné son action, la Chine s’est abstenue. Alep et son soutien à Bachar al Assad lui ont valu un autre revers : sa candidature au Conseil des droits de l’homme a été rejetée le 28 octobre 2016 par l’Assemblée générale pour le mandat 2017-2019.

Par Anne de Tinguy .

Pages 17 à 22 .